Transformation publique et transition(s) : quel rôle pour les labos d’innovation ?

Posted on 25 novembre 2019 par Laura Pandelle

Transformation publique et transition(s) : quel rôle pour les labos d’innovation ?

Face au sentiment d’un état de crise multiforme (écologique, sociale, démocratique), les initiatives qui relèvent de la transition se multiplient à l’heure actuelle, à différentes échelles de territoires, et portées par une myriade d’acteurs. Devenir « territoire en transition » semble un effort nécessaire et souhaitable pour de nombreuses collectivités : or s’il semble chargé de valeurs positives (par opposition à un monde rigide, peu réactif et peu résilient caractérisé par nos vieilles institutions publiques ou privées), le concept de transition peut également paraître flou, « fourre-tout » voir peu opérant, et ses stratégies disparates. Au fait, on transitionne vers quoi ? Et comment ? Qui est légitime pour le faire ? Est-ce que l’acteur public a son mot à dire là dedans ?

Ce mardi 12 novembre, les agent.es engagé.es dans le programme Post-Transfo animé par La 27e Région se sont retrouvé.es pour une journée de travail et d’apprivoisement de ce concept à multiples facettes. La Post-Transfo vise à embarquer un collectif de laboratoires d’innovation publique (certains issus du programme Transfo, d’autres non) dans une réflexion collective au cours de l’année 2019-2020 sur des sujets structurels de la conduite des labos – comme le portage politique de la transformation publique, la mise en capacité des agent.es, ou les méthodes d’évaluation des projets – ou des sujets plus prospectifs – comme la question des nouveaux récits, des indicateurs et modes d’évaluation de la transformation publique, ou encore … la transition.

Pourquoi parler de « transition » au sein des labos de la Post-Transfo ? Tout d’abord parce qu’il semble y avoir un rapprochement évident entre les dynamiques territoriales de transition, qui suivent souvent une logique « ascendante » et sont portés par des acteurs de la société civile ou de l’ESS et la transformation interne des administrations de ce territoire. Pour que les collectivités soient en mesure de soutenir les initiatives de transition, d’en comprendre les écosystèmes d’acteurs, et de penser des politiques politiques publiques en cohérence, elles doivent nécessairement faire évoluer dans le même temps leurs processus et leur organisation interne. Et c’est précisément à cet endroit pivot que se situent les laboratoires d’innovation publique.

Nous étions donc 25, issus de plus d’une quinzaine de collectivités, de services de l’Etat, et de la 27e Région, réuni.es à Superpublic ce jour-là pour décortiquer le concept de transition sous tous ses angles, et tenter de définir les rôles stratégiques des labos d’innovation publique en matière de soutien à la transition territoriale.

Un premier tour de discussion a permis de mettre en partage des initiatives existantes, portées par des labos du collectif, et classées selon une mire mettant en avant deux lignes de tension : tout d’abord l’inscription de la transition « en continuité » ou « en rupture » avec la dynamique existante – et deuxièmement, son impact à un niveau territorial et individuel (comportement, choix personnel, mode de vie) ou bien institutionnel et infrastructurel. Cette première moisson, doublée d’une série d’entretiens téléphoniques avec des acteurs pionniers en la matière, nous a permis d’identifier plusieurs noeuds problématiques.

  • Tout d’abord, la question de l’échelle territoriale semble importante à questionner. Les dynamiques de transition ont la particularité d’être multi-acteur.trice.s et multi-échelles. Au niveau local, elles semblent s’appuyer sur une multitude d’initiatives sociales, citoyennes, associatives ou entrepreneuriales, qui se retrouvent donc en lien avec des administrations et des représentant.es politiques ultra locaux. Or les labos d’innovation publique sont plutôt implantés dans des collectivités de grande taille (métropoles, régions, départements) ayant des moyens financiers et humains suffisants  pour investir dans l’innovation. Il est donc important de se demander ce que les labos des grandes collectivités peuvent apporter aux initiatives ultra-locales de transition : … une aide au pilotage, au risque de ne pas être assez proche du terrain ? … des financements, avec toute la complexité des lignes budgétaires inter-institutionnelles ? … un centre-ressource méthodologique, au risque que l’expertise soit inversée ? … une ingénierie de passage à l’échelle ? … une mise en réseau avec d’autres initiatives et acteur.trice.s sur le territoire ou au-delà ?
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  • Deuxièmement, la transition requiert une approche structurellement transversale (qui peut croiser des sujets aussi variés que la sobriété énergétique, l’autonomie alimentaire ou la re-localisation de la production) et défie les catégories existantes de politiques publiques. En ce sens la transition pose les mêmes problèmes que l’innovation publique : déléguée à un organe dédié (service, mission ou labo), elle risque de ne pas réussir à infuser dans l’ensemble des pratiques de la collectivité. Placée à un niveau stratégique, elle risque au contraire d’être déconnectée des réalités opérationnelles. Il y a donc un réel enjeu, qui peut être saisi par les labos, à formuler des visions systémiques de la transition, qui parlent à la fois aux acteur.trice.s de terrain et aux décideur.ses politiques.

A titre d’exemple inspirant : le modèle de transition expérimenté par la  ville de Loos en Gohelle s’appuie notamment sur de nouvelles formes de co-production de l’intéret général avec les citoyen.nes et une valorisation des dynamiques de participation citoyenne. Au sein de l’administration (une centaine d’agent.es 10 chef.fes de projets), cela se traduit par exemple par une recherche permanente de transversalité ; il n’y a donc pas de chef.fe de projet ‘implication citoyenne”, mais cette dimension est intégrée dans le projet de chaque service. Il s’agit de faire évoluer les relations de l’administration avec les acteur.trice.s et habitant.es du territoire vers de nouvelles formes de coopérations dans tous les champs de politique publique. Dans ce sens, la part subjective, l’expérience personnelle de chacun.e et notamment des agent.es, sont prises en compte comme des moteurs, à côté de la pratique professionnelle, Julian Perdrigeat souligne cependant que de telles évolutions doivent être accompagnées, sur le plan managérial, par un soin aux questions d’équilibre et de santé au travail, une attention aussi à ne pas décrédibiliser les cadres, etc.

  • Si la transition implique une gouvernance multi-acteur.trice.s, elle doit aussi s’appuyer sur des compétences et des expertises qui sont rarement présentes dans les collectivités. Ainsi, la conduite du changement, la transformation managériale et l’utilisation des données (big ou pas) semblent des points d’entrée indispensables pour mener des politiques de transition, du point de vue de l’administration. Dans le champ de la société civile, les sciences comportementales, la gouvernance partagée et l’éducation populaire (parfois le community organizing) sont fréquemment sollicitées. Il semble donc clair que pour soutenir les dynamiques locales de transition, les labos doivent aider les collectivités à intégrer de nouvelles grilles d’analyse et de nouvelles compétences en interne, mais aussi à effectuer des passerelles entre toutes ces approches.

A titre d’exemple inspirant : le réseau du CLER (réseau associatif pour la transition énergétique) coordonne des démarches territoriales basées à la fois sur un écosystème d’acteur.trice.s (collectivités, associations d’éducation populaire ou de médiation, points Info-Énergie …) et des cadres d’action accessibles aux particulier.es (comme le concours Familles à Énergies Positives, devenu Déclics). Selon eux, la structuration des acteur.trice.s doit aller de pair avec l’engagement des citoyen.nes.

  • Enfin, formuler un projet de transition du point de vue de l’acteur public pose des questions de valeurs et d’orientation politique. Dans une société certains récits opposent justice sociale et l’impératif écologique, où l’acteur public peine à rester garant, dans la représentation collective, de l’intérêt général, comment formuler les « valeurs » de la transition ? Le risque d’une instrumentalisation politique de ce concept – particulièrement en période électorale – au service de narrations plus ou moins fédératrices, est bien réel. Les labos pourraient-ils servir de boussole pour aider agent.es et élu.es à décrypter les multiples discours et représentations de la transition ?
  • Pour finir, se pose la question de la mesure de la transition : à la différence du développement territorial classique (qui se mesure à l’économie, ou au nombre d’emplois), la transition appelle des indicateurs nouveaux, basés sur le bien-être, la qualité de vie ressentie des habitant.es ou des notions plus larges comme la justice sociale ou l’équité territoriale, sans oublier la capacité à préserver les ressources (naturelles, par exemple).

A titre d’exemple inspirant : la métropole de Grenoble teste depuis cette année de nouveaux indicateurs de bien-être des habitant.es, basé sur un réseau d’observatoires publics et parapublics.

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Pour prolonger ce travail croisé de problématisation et de décorticage d’initiatives inspirantes, les participant.es se sont ensuite réparti.es en groupes pour aborder la transition sous un angle prospectif et créatif : commençons par décrire un monde où la transition a eu lieu (que ce soit dans le domaine de l’alimentation, de la prévention des risques climatiques, ou de la mobilité) et racontons, étapes par étapes, le processus pour y arriver, en questionnant particulièrement le rôle de l’acteur public. Dans la foulée, le collectif a dégagé plusieurs scénarios pour qualifier le rôle des labos dans le soutien des transitions locales.

  • Le labo « traducteur de transitions » permet de convertir les sujets et initiatives portés par les acteur.trice.s du territoire en opportunités de transformation interne pour l’administration. Ce labo permet avant tout à l’administration de ne pas être un train en retard face aux innovations sociales ! Il peut également être force de proposition sur des nouveaux modèles de soutien à la transition (financements, connaissance de l’écosystème, cadre juridique).
  • Le labo « incubateur de transitions » impulse des stratégies de transition au niveau politique, crée un récit mobilisateur, et sert de centre-ressource pour les acteur.trice.s du territoire … Il vise à produire des « politiques publiques de transition » – transversales, coopératives, agiles – par opposition à ce qui serait une « gestion de la transition » par le haut. Ce labo vise à inventer un partenariat public/société d’un genre nouveau, plus à même de faire face aux défis contemporains.
  • Le labo « activateur de transition » permet à l’administration de se mettre elle-même en transition, de rechercher une valeur d’exemplarité et d’innovation en interne. En effet, l’administration n’aura jamais la légitimité de penser les transitions du territoire si elle ne s’applique pas à elle-même ces préconisations. Ce labo viserait particulièrement les grandes collectivités, « premières de la classe » en innovation publique, mais souvent moins modèles sur le plan de l’alimentation et de la mobilité des agent.es, de la gestion du travail et des lieux, ou encore de la sobriété énergétique.
  • Le labo « détecteur de transitions » permet à son administration de s’inspirer de modèles ou d’exemples en dehors (à l’étranger, ou dans d’autres secteurs de la société).. Il vise une montée en compétence générale des agent.es et de l’exécutif. Il s’appuie sur des réseaux existants, aide à décrypter le vocabulaire, démystifier les sujets, créer de la capacité d’analyse et d’action.
  • Le labo inter-territorial ou le labo archipel qui mets en lien les différentes échelles d’action, soutien des complémentarité entre des institutions publiques de tailles diverses et joue un rôle d’intermédiation entre ses parties prenantes – société civile, entreprises, sphère publique, etc..

Ces différents sujets sont bien sûr combinables et superposables. Au sortir de cette journée de travail, des pistes se dessinent pour aller plus loin. Tout d’abord en partageant des références et des sources d’inspiration : dans les prochains mois le labo inter-institutions rassemblant la ville et la métro de Grenoble avec le CCAS et le département de l’Isère, vont lancer une démarche exploratoire autour des changements de comportements dans la cité. La communauté urbaine de Dunkerque, forte de sa candidature TIGA autour du renouveau industriel de la région, mène un projet autour des innovations sociales en matière de gestion des déchets. Enfin, Rennes Métropole et la Région Bretagne, via le TiLab, poursuivent leur réflexion pour bâtir une compréhension partagée et des défis communs inter-institution liés aux transitions sur le territoire breton. Pour finir, le programme Enacting The Commons de la 27e Région permet d’interroger l’influence des projets de communs (dont beaucoup portent des objectifs de transition) sur la gestion publique dans différentes villes européennes. Ce partage d’initiatives, de lectures, et d’outils d’analyse permet de continuer à décrypter ce qui se joue derrière le concept de transition.