Depuis le mois de novembre 2023, nous* avons mené une enquête qualitative pour dresser un état de l’art actuel du milieu du design dans le secteur public dans le cadre de notre immersion à la 27e Région, quatre ans après une première enquête menée par la 27e Région et la Cité du design dans le cadre des Assises du design.
Notre enquête naît de curiosités personnelles, mêlées des questionnements de jeunes professionnelles que nous sommes. Elle a pour vocation de nourrir à la fois la thèse de Giorgia, et se veut comme un état des lieux destiné aux jeunes profils, mais aussi plus largement à toute personne qui se questionne sur ce domaine et son évolution. Elle ne part d’aucune commande et ne suit aucun cahier des charges.
Nous souhaitions avant tout enquêter sur l’état actuel du secteur en France à partir de l’expérience directe des designers qui travaillent dans ce champ, pour en tirer un instantané qui montre les spécificités, les enjeux, les récurrences et les diversités de cette discipline et métier. Il nous semblait intéressant de partir d’expériences vécues, de débattre des controverses potentielles et de répondre à un manque de documentation sur le sujet.
Une enquête qualitative basée sur une vingtaine d’entretiens
Nous avons mené 19 entretiens (dont certains à plusieurs voix), pour un total de 26 interviewé.e.s (dont deux tiers de designeuses) qui travaillent dans 19 structures et 11 territoires différents.
Nous avons tenté d’avoir un regard le plus horizontal possible, en échangeant avec des professionnel.le.s qui couvrent différents profils mais surtout qui travaillent dans différentes typologies de structures. Il ne s’agit pas d’une enquête visant à l’exhaustivité, mais plutôt à la « granularité » de certains aspects qui nous semblaient cruciaux à comprendre et qui pouvaient révéler des éléments subtiles, non évidents, afin d’ouvrir à d’autres questions et controverses.
Dans l’institution ou à l’extérieur ? Des différences de postures
Outre des designers en agence, notre enquête nous a surtout permis de rencontrer des designers en poste au sein de collectivités, et dans une moindre mesure dans les services de l’État : dans des laboratoires d’innovation publique rattachés aux directions des Villes/Métropoles, Départements, Régions ou encore dans les structures étatiques telles que les Préfectures ou l’administration centrale. Il en résulte qu’il existe bien au moins deux pratiques distinctes, réparties entre une logique de transformation publique interne et une logique externe, et représentant deux éthiques de travail (prestation indépendante, autodéterminée vs embarqué dans les processus de la fonction publique). Il s’agit d’un dialogue entre deux visions du métier porteuses de valeurs qui ne sont pas forcément en contradiction, mais qui incarnent deux postures et positions, même de nature politique, et qui ouvrent au questionnement sur l’évolution future de cette profession. La finalité reste pour autant commune : celle d’améliorer la vie de ceux qui sont concernés par les services et les politiques publiques (agent.e.s, technicien.ne.s, usager.e.s, citoyen.ne.s …).
Des risques de confusion dans les appellations
L’enquête a aussi soulevé le risque d’une confusion entre design social, design d’intérêt général, design de services publics et design des politiques publiques, dont les périmètres semblent encore très flous. Cela se traduit dans la pratique des designers et la manière dont i.elles conçoivent leur rôle dans le secteur public, ainsi que dans les intitulés et les dynamiques de recrutement par les laboratoires d’innovation publique et les collectivités. A quelques exceptions près, l’impression est que cette question ne fait pas encore l’objet d’une prise de conscience et d’une (auto)réflexion. La question, de notre point de vue loin d’être marginale, a besoin d’être clarifiée, probablement par le biais d’un travail scientifique qui donne de la robustesse à la réflexion.
Les formations et trajectoires qui mènent au design dans le secteur public
L’enquête a permis de constituer une première cartographie des écoles dont sont issu.e.s les designers interviewé.e.s. La plupart ont un parcours assez « traditionnel » en design de produit ou industriel (parfois avec des spécialisation en graphisme, espace, etc.), pour ensuite aboutir au secteur public directement à travers la profession, souvent après d’autres expériences et à la recherche d’un « design qui ait plus de sens », ayant un engagement plus fort sur le plan politique et social. C’est en réalité le refus d’un design qui contribue à créer de nouveaux produits, l’opposition à un design industriel et qui n’est pas suffisamment sensible aux problèmes du monde, qui a souvent amené les designers à s’interroger et a suscité leur intérêt pour d’autres pistes plus « inhabituelles » afin de réincarner le design et le reconnecter à des préoccupations écologiques et sociales.
Dans d’autres cas, c’est la possibilité d’aborder des sujets sociaux dans le cadre de leurs études qui a déclenché cette curiosité pour « d’autres types de design », même hors de l’école, d’où la mouvance parfois reliée au « design social », qui se veut un vecteur de transformation sociale, écologique et culturelle, une méthodologie globale focalisée sur le bien-être des communautés et des territoires, par le biais de projets qui engagent les usager.e.s, les habitant.e.s, mais pas nécessairement en collaboration avec les collectivités et autres pouvoirs publics.
Notre panel provenait d’une pluralité d’écoles et de diplômes, et n’était pas représentatif de la diversité française des formations. Mais cela permet d’ores et déjà d’observer une prédominance de la formation en design de produit/graphisme voire design de service… Souvent la poursuite de l’approche des questions sociales et d’intérêt général s’est faite par le biais de l’enseignement supérieur, notamment des masters. Certaines écoles jouent un rôle différent dans l’orientation vers ce champ professionnel, soit par la philosophie et l’esprit d’engagement de la formation proposée, soit par des programmes plus ciblés. En effet, si le design est une discipline qui interroge de manière historique et intrinsèque les notions de sociologie, d’enquête, etc., on constate néanmoins que beaucoup de formations, très liées à des compétences plastiques et de mise en forme, ont encore des difficultés à embrasser cette réflexivité.
Un décalage entre ce que l’on apprend et ce que l’on a besoin d’appliquer une fois en poste
Lorsque l’on pose la question des manques en terme d’enseignement initial, on relève un décalage entre formation et profession, principalement entre la représentation que l’on se fait du métier envisagé durant les études, et la réalité découverte après, en termes de complexité et de dynamiques de travail. Beaucoup ont souligné un manque de préparation pour bien aborder l’enquête sur le terrain et pour maîtriser les outils qui y sont liés, mais aussi dans la conduite des processus participatifs. Pour autant, les interviewé.e.s étaient satisfait.e.s d’avoir appris ces pratiques directement sur le terrain. Il faut préciser que certaines écoles semblent plus sensibilisées et attentives à ces besoins de formation, notamment celles qui proposent aux élèves de travailler sur des projets pratiques plus proches du secteur public (notamment des projets d’innovation sociale).
Quant à la connaissance du contexte des services et des politiques publiques, l’impression générale est que ça ne représente pas forcément une matière à connaître avant d’aborder ce secteur. Curieusement, nous n’avons pas relevé une vraie interrogation personnelle sur la nature des politiques publiques en tant qu’objet de design « spécifique » : loin de leur donner une définition précise, chacun.e les interprète à travers la pratique de conception, en les renvoyant à les activités qui croisent à la fois graphisme, prototypage, médiation, …
Les argumentaires développés par les designers
Les designers doivent sans cesse expliquer leur travail et leur valeur ajoutée, ce qui les agace profondément… Pour autant il est intéressant d’étudier quels arguments ils mettent en avant, et de voir comment i.elles se situent par rapport à des compétences connexes. Bien sûr i.elles mettent prioritairement en avant l’approche centrée usagers, l’enquête sur le terrain et la veille (avec une posture d’écoute, d’empathie et d’humilité), mais aussi l’emploi des formes et de la matérialité comme démonstrateur, intermédiaire et déclencheur de réaction, la capacité d’adaptation des processus et des outils, selon un approche de bricolage, la formalisation, l’approche systémique, et surtout l’attitude à poser des (bonnes) questions et la remise en question des problèmes, tout en gardant un regard transformateur sur l’existant.
La recherche académique en design, cette grande inconnue !
Une fois confronté.e.s à la réalité de la pratique du design dans le secteur public, les designers se confrontent-i.elles aux réflexions portées par la recherche académique, par exemple pour s’interroger sur des questions ou pour découvrir des approches et des points de vue inédits ? Et si oui, avec quelle discipline ou type de recherche précisément ? Au-delà des intentions, les entretiens semblent indiquer un intérêt limité de part et d’autre, tout autant du côté de la recherche académique à l’égard du design dans le secteur public, que des designers à l’égard d’une recherche qui pourrait pourtant les épauler et renforcer la pratique du design. Même si certain.e.s interviewé.e.s ont mené leur thèse en design sur ce sujet et que des articles de recherche circulent au sein de la communauté, les designers ne donnent pas l’impression de tenir très fortement à ce que la recherche contribue à mieux asseoir la discipline, à l’aider à souligner ses spécificités ou à traiter les défis qui l’attendent. On espère que les espaces de recherche et les chaires créées par certaines écoles viendront combler ce vide, même si l’on sait que le problème se pose de façon plus générale pour toute la recherche en design.
Les agents publics face au design
Comment l’administration perçoit-elle cette discipline étrange qu’est le design ? Il existe encore des freins dans les représentations des agents, ce qui se traduit par une acculturation croissante aux méthodes du design et à ce métier dans les administrations publiques.
Aujourd’hui les designers – notamment quand i.elles sont intégré.e.s dans l’institution – sont confronté.e.s aux sollicitations les plus hétéroclites, qui vont des demandes les plus limitées (principalement liées à du design graphique ou de pure forme) jusqu’à des attentes très ambitieuses, mais souvent irréalistes ou mal formulées. Les designers se sentent souvent déstabilisé.e.s dans ces situations, car i.elles n’ont pas été préparé.e.s à poser des conditions à leur intervention et à renégocier le contenu des cahiers des charges. Faut-il dorénavant renoncer à promouvoir le design, ou bien plutôt apporter un éclaircissement sur ce qu’il peut (ou pas) apporter véritablement ?
Et, si on renverse la perspective, c’est-à-dire en voyant le design comme outil au service des agents pour améliorer leurs démarches, existe-t-il réellement un risque d’un design par non-designers ? La plupart des interviewé.e.s ne le croient pas et proposent même de faire disparaître le clivage entre les métiers, vus comme un ensemble de forces mises au service du bien commun. Certain.e.s évoquent même que dans un monde idéal, nous n’aurions plus besoin de designers ! L’envie de transmettre certaines pratiques et méthodes du design reste entière pour la plupart des designers, sans inquiétude qu’un.e agent.e puisse devenir designer en quelques heures de formation – notamment car, pour reprendre un commentaire très fréquent relatif aux compétences des designers, « cela n’est pas possible ! ».
Un design (forcément) politique
Être designer dans le secteur public, et surtout en collectivité, pose évidemment des questions en termes de marge de manœuvre réelle, et d’espace pour la créativité, selon le type de rapport établi avec l’administration et les élu.e.s. En effet les designers se sentent parfois contraint.e.s du fait de leur dépendance à la direction de rattachement, au mandat politique … Mais même lorsqu’on exerce en agence, la dimension politique du design n’échappe à personne. Ce qui pose une question délicate, dans un contexte politique et démocratique de plus en plus incertain : à quoi pourrait ressembler la pratique de ce design si nos institutions devenaient de moins en moins démocratiques ?
Un marché qui reste marginal
Notre enquête se conclut par le constat d’un marché de plus en plus « mature » mais encore très faible. Les offres d’emplois et les contrats en lien avec ce design se multiplient, et le design n’est plus qualifié de « mode », mais le secteur reste étroit et l’activité n’est pas encore bien définie ni codifiée…
Un métier complexe et en constante évolution
Le succès certain dont fait l’objet la profession de designer pose des questions d’employabilité, de trajectoire professionnelle, de niveau de salaires, de nouveaux savoir-faire à acquérir et à transmettre. Certain.e.s ont du mal à se projeter dans un poste au cœur du service public, se questionnent sur la capacité réelle de ce dernier à se transformer, voire préféreront se tourner vers le milieu associatif et/ou militant.
Plus l’on creuse, plus on prend conscience de l’importance de toute une diversité de « commandes », de mécanismes, de contraintes juridiques, de pratiques, d’ambitions, d’objectifs, de marges de manœuvre (et liberté et créativité), de rapports avec la fonction publique et l’État, de relations (avec les agents publics, avec les élu.e.s, avec les membres des équipes, …), de capacités transformatives, d’enjeux contractuels, d’espaces de pouvoir, de maturité, de légitimation et de représentativité qui ne s’éclairent que maintenant et qui nous amènent à poser la question : parlons-nous tous du même design ? Il faudrait mieux parler d’une pluralité de designs appliqués au secteur public et peut-être essayer de mieux représenter les volets et les défis qu’ils impliquent, tout en éclaircissant les points de contacts et les clivages.
A ce stade, on ne peut pas réellement parler d’une discipline. Mais si nous voulons éviter l’effet de mode, il faudra peut-être combler ce flou dans les prochaines années, et tenter de répondre aux défis que nous avons identifiés – et d’autres encore. Faut-il prendre le risque de voir tous les efforts des quinze dernières années effacés, simplement parce que nous n’aurons pas cherché à le faire ? Pour nous l’enjeu est trop important pour renoncer : il faut élargir le débat et le porter dans les diverses instances, aux endroits « stratégiques ». Et ce d’autant que les actions menées pour promouvoir et accompagner le design dans le secteur public prennent de la vigueur grâce à des réseaux tels que Dessein Public, Designers Publics et le Réseau du Design Hospitalier, ce qui est porteur d’espoir.
Une enquête qui ne fait que commencer…
Pour terminer, rappelons les limites de cette enquête, dont les enseignements sont à manier avec précaution en l’état. Par exemple, nous n’avons interrogé qu’un seul représentant du design hospitalier, et nous aurions besoin d’entendre davantage de témoignages de designers au sein des services de l’État. Même s’il s’agit d’une enquête qualitative, elle manque de représentativité et elle aurait besoin d’autres répondant.e.s venant d’autres formations, occupant d’autres postes/types de structures, territoires, etc. Il aurait été intéressant de poursuivre également les interrogations sur le rapport avec le contexte international : quelles différences, quelles similitudes ?
Une enquête n’est jamais réellement terminée ! Nous aimerions continuer à approfondir avec vous les sujets controversés et les évolutions possibles de ce métier. Nous serions heureuses de recueillir toute réaction par rapport à notre restitution et aux enseignements que nous en tirons. Ces informations sont des « données à réaction », libre à vous de vous en emparer pour les partager, diffuser, augmenter !
L’enquête complète, en une quinzaine de planches, peut être téléchargée ici. Merci de nous citer pour toute mention relative à cette enquête.
———–
*Giorgia Curtabbi, doctorante en Management, Production et Design au Politecnico de Turin, en immersion à La 27e Région durant 4 mois, en cours d’écriture de thèse sur le design des politiques publiques.
Anne-Béatrice Kernin, récemment diplômée d’un Master en Design écosocial à l’ESAD de Valenciennes en 2023, suivi d’un stage et d’un contrat à La 27e Région.
Nous remercions toutes les personnes qui ont participé à l’enquête :
Mathias Béjean, Iona Bouchardon, Simon Cario, Bérangère Clépier, Erika Cupit, Caroline Di Monte, Christine Fey, Xavier Figuerola, Andrea Gaidano, Raphaëlle Garnieret, Clémence Jaron, Sophie Krawczyk, Claire Lapassat, Apolline Le Gall, Alice Martin, Manon Oresve, Laura Pandelle, Alexandre Pezet, Aurélie Piederriere, Anna Rebelles, Chloé Rotrou, Joachim Savin, Swanny Serrand, Romain Thévenet, Caroline Tricaud.