Habiter en construisant, construire avec les habitant.e.s : comment la permanence architecturale transforme-t-elle l’aménagement des territoires ?

Posted on 6 février 2024 par Brune Girardon

Territoires en Commun, c’est la fin ! Un an après le lancement de ce projet partagé autour de l’aménagement participatif du territoire initié par l’ANCT, l’heure est au bilan. Dans les villes de Vandœuvre-lès-Nancy, Vaison-la-Romaine et Thiers, ainsi que dans la communauté de communes de Kaysersberg, on revient sur les chemins construits collectivement et dans chaque territoire au cours de l’année pour impliquer les habitantEs dans l’aménagement des espaces. Accompagnés par Open Co et Ville ouvertes, les collectivités ont orienté leur démarche autour de thèmes comme l’association des habitantEs aux choix de transition, l’inclusion des publics éloignés des dispositifs habituels de participation ou l’appropriatéion des espaces publics.

Ce temps de clôture est aussi l’opportunité de revenir sur les questions partagées par les 4 territoires pendant cette année de travail ensemble : Comment mobiliser les habitantEs sur des sujets d’aménagement du territoire et de transition ? Amplifier la participation, y compris des personnes les plus éloignées des dispositifs habituels de mobilisation ? Favoriser les initiatives des habitantEs dans une dynamique d’intérêt général ? Comment valoriser et traduire de manière opérationnelle les apports des habitantEs dans les projets ? En interne, comment porter, organiser la participation citoyenne ? Quels débats et controverses, comment les dépasser ? Quelles pistes pour développer et maintenir l’engagement collectif dans le temps ?

Nous avons pour cela invité Sophie Ricard, architecte-urbaniste, co-directrice de La Preuve par 7 et co-initiatrice de l’Ecole du Terrain, qui offre une mise en perspective passionnante autour de la fabrique de la ville pour et par ses habitantEs. Les premières expériences de permanence architecturale, menées à partir de 2010 avec Patrick Bouchain, impliquent, pour l’architecte, mandatéE par une collectivité, un bailleur ou un collectif habitant, d’habiter sur le temps long au sein du territoire sur lequel il ou elle travaille. Sophie a ainsi vécu trois ans rue Auguste Lacroix à Boulogne-sur-Mer, dans l’une des soixante maisons que l’agence Construire avait à charge de réhabiliter avec ses habitantEs. Le projet a fait date dans l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme en testant une nouvelle manière d’envisager ces disciplines et d’écrire la commande publique. Aujourd’hui, Sophie continue d’accompagner l’expérimentation dans l’urbanisme, l’architecture et le paysage dans le cadre de La Preuve par 7, un dispositif porté par le ministère de la cohésion des territoires, le ministère de la culture et la fondation de France. Les méthodes sont basées sur l’idée qu’il n’est plus possible d’apporter des réponses uniformisées à des problématiques d’habitabilité du territoire décidée par le haut et ex-nihilo. Elles ont vocation à être essaimées, et sont largement documentées sur la plateforme L’École du terrain.

Faire la ville avec les habitant.e.s en mobilisant le temps long

Comment faire de l’attachement au territoire (actuel ou passé) un levier de mobilisation des populations ?  Peut-on bâtir à partir des initiatives et de l’énergie spontanée des habitantEs, sans les institutionnaliser et risquer de les affaiblir ?

La permanence architecturale bouscule l’imaginaire et la réalité de la concertation classique autour des projets d’aménagement urbain. A des ateliers ponctuels organisés par la collectivité pour « faire parler » les populations sur des thématiques définies lors de la conception du projet, l’architecte en permanence préfère en effet le chantier ouvert, au sein duquel habitantEs, institutions, artistes et artisans se rencontrent et co-construisent le projet. Il ou elle offre ainsi un cadre différent de recueil et d’écoute de la parole des habitantEs, tout au long de la démarche. L’architecte n’arrive plus en bout de chaîne de la commande mais accompagne sur le temps long pour mettre en actions les publics dans la commande du projet.

Depuis Vandœuvre-lès-Nancy, Philippe Atain-Kouadio, élu à l’urbanisme, confirme la nécessité du « temps long pour faire de l’aménagement des espaces publics avec les habitantEs ». Il raconte le chemin parcouru au cours de l’année : « On pensait être une ville avec un ADN de démocratie citoyenne. [Mais on réalise peu à peu que] l’amplification de ces dispositifs en direction des populations qu’on ne touchait pas jusqu’alors nécessite de prendre le temps ».

La permanence architecturale repose également sur l’expertise d’usage que constitue le fait de vivre sur un territoire, dans un quartier, une rue, un immeuble, un appartement… et l’importance de valoriser cette expertise dans les projets d’aménagement. Ainsi, à Boulogne-sur-Mer, les chantiers de rénovation intérieure des logements ont été conçus autour de « fiches maisons » personnalisées, rédigées par Sophie en lien étroit avec les personnes qui habitaient ces logements. Celle d’Édouard et Évelyne Herbez comprenait par exemple un roman-photo, des dessins techniques effectués à mainlevée, un cahier des charges et des tableaux estimatifs indiquant aux entreprises les travaux à réaliser et ceux dont se chargerait la famille elle-même.

Il s’agit donc bien, en partant du vécu et du quotidien des personnes, de les laisser investir un projet de manière souple et continue, l’architecte en permanence restant garantE de la dynamique d’intérêt général.

 

« Premier concerné, premier concerté » : mobiliser les publics invisibles

Comment renouveler les dispositifs pour mobiliser au-delà de celles et ceux qui participent régulièrement ? Quelle place pour les personnes invisibilisées dans la fabrique de la ville ?

Les réunions de quartiers et autres dispositifs ayant vocation à faire vivre une démocratie directe locale rassemblent en majorité les citoyenNEs les plus inséréEs. Participer à un atelier autour de l’aménagement du futur square de son quartier, par exemple, nécessite de la part du ou de la citoyenNE l’accès à l’information relative à sa tenue, les ressources financières (garde d’enfant, moyens de déplacement, etc.) et en temps nécessaires pour s’y rendre, un sentiment de légitimité à exprimer son opinion, etc. Mettre en place une démarche intentionnelle en direction des populations dites « invisibles » car éloignées de la sphère publique a été un des défis auxquels se sont attaquées les quatre collectivités embarquées dans le programme Territoires en Commun.

Le premier acte de la permanence architecturale est l’installation d’une maison du projet identifiée de tousTES et au cœur d’un patrimoine vacant comme en rez-de-chaussée d’une tour ou dans une ancienne boulangerie. Elle se transforme peu à peu en lieu de vie dans lequel les habitantEs sont libres d’aller et venir, où ils et elles réfléchissent au projet, créent des maquettes, se forment etc. La maison peut aussi devenir un chantier démonstrateur, où donner à voir d’autres manières de construire ou de réhabiliter.

Pour aller chercher les publics qui échappent aux radars des dispositifs habituels de participation, Sophie intime d’écouter leurs besoins réels et concrets. Ainsi, dans le quartier Balzac à Saint-Brieuc, où elle intervient dans le cadre du Nouveau Programme National de Renouvellement Urbain (NPNRU), elle installe une imprimante dans le hall d’un immeuble. Dès lors, le dialogue peut s’enclencher autours de sujets et problématiques reconnus de tousTES. Il s’agit également de mobiliser les acteurICEs qui connaissent et travaillent avec ces publics, la CAF, les CCAS, les missions locales, les centres d’hébergements d’urgence, les éducateurICEs de rue… mais aussi, les boulangeries, les cafés ou les salons de coiffure, en bref, les piliers de la vie collectives et sociale. Le visionnage du documentaire La maison de Sophie, dans lequel on observe l’architecte à Boulogne-sur-Mer au milieu du quartier devenu un chantier ouvert, montre bien ce mouvement d’ « aller vers » les publics jusqu’alors éloignés de la participation, ceux que le projet concerne en premier lieu et pour lesquels il peut aussi devenir une ressource pour se (re)construire.

 

« Le chantier comme alibi pour faire du commun »

Comment l’implication des habitantEs peut-elle faire levier au service d’enjeux de transition ?  Comment le projet peut-il s’appuyer sur les ressources locales et développer des capacités ? Comment concilier les intérêts différents voire contradictoires qui peuvent s’exprimer dans les projets d’aménagement ?

Pour Sophie, la finalité du projet urbain n’est pas uniquement de découper un ruban rouge, de livrer le produit fini, c’est avant tout un processus pour faire société, (re)créer du lien social et prendre soin de populations fragiles.

De son expérience à Boulogne-sur-Mer, aux côtés de publics faisant face à d’importantes problématiques de santé sociale, médicale et mentale, elle retient la capacité du projet à « réparer les personnes ». Ainsi, dans le quartier Delacroix, des chantiers-écoles sont mis en place avec des associations d’insertion qui embauchent et forment une vingtaine d’habitantEs chargéEs de rénover leur maison et celles de leurs voisinEs, et qui en sortent avec une qualification.

C’est aussi le sens de lieux où se retrouvent des institutions qui travaillent auprès des mêmes publics mais ne se rencontrent pas toujours. A l’hôtel Pasteur à Rennes, l’équipe mobile de Précarité psychiatrie du centre hospitalier Guillaume Régnier et les éducatrices et éducateurs sportifs de Breizh Insertion Sport accueillent ensemble des populations migrantes, sans-abris ou en situation de très grande précarité pour des séances de thérapie collective ou de sport dans un lieu dénué des stigmates de l’hôpital psychiatrique et des normes des salles de fitness. Les effets de ces dispositifs sont étudiés dans le cadre du Laboratoire des Délaissés porté conjointement par la Chaire de philosophie du GHU de Paris (Cynthia Fleury) et La Preuve par 7 (Sophie Ricard) dont l’enjeu est de questionner la notion de soin et d’attention en urbanisme, architecture et paysage et la manière dont le chantier peut contribuer à « faire société », à « faire commun » au sein d’un territoire en réinventant collectivement son récit.

Une commande publique agile et re-territorialisée

Pourquoi et comment mobiliser les habitantEs dans les projets d’aménagement quand on a peu d’ingénierie et peu de moyens, notamment dans des communes et intercommunalités de petite et moyenne tailles ? Comment l’implication des habitantEs fait-elle évoluer les rôles de chacun et le triptyque éluE-agentE-habitantE ? Comment la dimension interterritoriale peut-elle renforcer les compétences et faire émerger des formes de plaidoyers ?

« Laisser advenir l’imprévu, l’accueillir, plutôt que de partir avec un programme défini à l’avance, réalisé ex-nihilo depuis son bureau ». Tel est le principe de la programmation ouverte sur laquelle s’appuie l’architecte en permanence, et qui invite à remettre de l’ingénierie de conception dans les phases amont du projet. Elle transforme profondément la commande publique qui devient dès lors une œuvre collective et en bouscule la temporalité (la succession classique des phases, du diagnostic à la réalisation). Une étude de faisabilité en actes, ouverte à tousTES les acteurICEs concernéEs, détermine la possibilité de réaliser le projet en éprouvant le terrain et accompagne l’écriture d’une commande publique inscrite dans son contexte territorial. Cette méthodologie implique un changement profond des postures et des pratiques professionnelles des administrations, des opérateurs, des assistants à maîtrise d’ouvrage/maîtrise d’usage, des maîtres d’œuvre. Ainsi, en permanence, Sophie est architecte-urbaniste, mais aussi médiatrice, sociologue, peintre en bâtiment, écrivaine publique ou encore animatrice scolaire. L’éluE devient quant à lui enssemblier de la démarche et son rôle, comme celui des agentEs, en est transformé.

La question du cadre juridique et financier d’une telle démarche, impliquant l’intervention permanente d’unE architecte durant plusieurs années, se pose. Pour y répondre, l’Ecole du terrain documente les budgets de chacune des permanences architecturales. L’acheteur public peut par exemple conclure un marché public de fournitures, de services ou de travaux innovants dès lors que sa valeur est inférieure à 100 000€. Cet outil, auquel les collectivités ont rarement recours, permet d’assouplir les procédures en dispensant de mise en concurrence et de publicité préalable. La programmation ouverte permet par ailleurs de réduire les dépenses futures en termes d’investissement et de fonctionnement, du fait d’une meilleure adéquation aux usages et besoins et d’une plus forte attention et soin portés par les habitantEs aux espaces. Un article à venir sur la plateforme l’Ecole du terrain a vocation à documenter plus précisément ces mécanismes de commande publique et les éléments qui continuent à bloquer la permanence architecturale.

Depuis la communauté de commune de Kaysersberg, Philippe Girardin, témoigne du manque de temps, de moyens financiers, d’ingénierie et d’expertise juridico-urbanistique au sein des petites collectivités pour mettre en œuvre ce type de dispositif.

L’enjeu réside donc aujourd’hui dans la diffusion et l’appropriation de ces nouvelles manières de faire en architecture et en aménagement par les acteurs qui accompagnent les territoires (ANCT, agences d’urbanisme, CAUE, DDT, DRAC, fédération des Parcs naturels régionaux, CEREMA, etc.). Au CAUE (Centre d’architecture d’urbanisme et d’environnement) de Meurthe et Moselle par exemple, les architectes, paysagistes et chargéEs de mission ont été forméEs depuis plus de 10 ans à l’animation de diagnostics citoyens et à la démarche « d’aller vers » les publics éloignés, pour accompagner les collectivités rurales sans ingénierie interne.

Au-delà, les projets de La Preuve par 7 ont bien vocation à faire jurisprudence et ses méthodes (permanence architecturale, programmation ouverte, gouvernance collective d’un équipement, etc.) à infuser peu à peu les documents d’urbanisme réglementaire…