Féminisme de terrain : regards de praticien.ne.s de la transformation publique

Posted on 14 décembre 2023 par Sylvine Bois-Choussy

En juillet dernier, nous publiions un premier article pour comprendre comment le féminisme et les courants de pensée qui rendent visibles et luttent contre les discriminations de groupes minorisés viennent questionner l’action publique. Gender-mainstreaming, grille de lecture intersectionnelle, care, éco-féminisme… comment ces approches peuvent-elles bousculer ou enrichir les politiques publiques, dans une optique de justice sociale ?

En nous intéressant à la pertinence d’un paradigme féministe (70% des travailleurs pauvres, en première ligne face aux violences de divers ordres, sont des femmes par exemple), nous cherchons à explorer dans quelle mesure celui-ci offre un point d’entrée pour porter un regard sur une diversité de discriminations (origine ethnique, âge, apparence, langue, etc.) souvent traitées de façon isolées, marginales, ou invisibilisées ? Dans quelle mesure ouvrent-elles ainsi la possibilité de travailler ainsi des problématiques sociales structurelles ?

 Nous avons fait appel aux adhérent.e.s et allié.e.s de la 27e Région pour nous aider à confronter les pistes de ce premier article aux réalités du terrain en rassemblant une trentaine de professionel.le.s du design, de la sociologie, de l’évaluation ou de l’urbanisme, d’élu.e.s et dagente.s de collectivités (Métropoles de Nantes, Bordeaux, Strasbourg, Les Lilas, Cergy Pontoise, ect). Quelles visions de ces sujets au sein des administrations ? Lorsqu’ils sont adressés, comment et avec quels effets ? Quels outils, postures et surtout défis posés pour les acteurs publics ? Ces rencontres ont été l’occasion de dresser collectivement un état des lieux… et de collecter frustrations et de desseins en vue d’une action publique au service d’une démocratie inclusive et d’une justice globale. On vous résume ici les questions et défis soulevés par ces discussions particulièrement riches et animées.

Petite incise avant de démarrer : pour parler diversité et inclusion, nous n’étions, nous-mêmes, pas bien représentatives du sujet, ce qui est symptomatique d’une forme d’entre-soi professionnel et militant : un groupe quasi-exclusivement féminin, blanc, plutôt jeune, et appartenant aux catégories socio-professionnelles supérieures. Cette discussion porte donc nos propres biais, et nous interroge aussi : comment attirer d’autres personnes autour de la table ? 

 

Défi 1 : Tirer un pont, d’une perspective militante à une approche institutionnelle 

Mission égalité femme-homme, budgets sensibles au genre, travaux prospectifs sur la ville non-sexiste, groupes de travail « Genre et ville »… Les collectivités s’intéressent aux sujets du genre et de l’inclusion, poussées par des revendications portées au sein de la société civile. Articuler mouvements militants et action des administrations publiques, garantes d’universalité, est cependant complexe. L’expertise féministe, jugée trop radicale ou trop militante, est parfois perçue de manière suspicieuse ou mise à distance…  au risque de conduire à une euphémisation des formes de domination et d’exclusion systémique de groupes spécifiques, voire à des formes de  feminism-washing (c’est à dire se présentant comme soucieuses des enjeux d’égalité sans que cela ne soit suivi dans les faits).

Au sein des collectivités, ce sont par ailleurs souvent les élu.e.s et les agent.e.s les plus militant.e.s qui font exister ces sujets, quelquefois en les portant à bout de bras. Iels témoignent d’un décalage fréquent entre les élu.e.s et les administrations qui ne peuvent engager des actions de fonds sans portage politique de ces questions, sans moyens et temps dédié pour réellement les adresser dans les projets, etc. Comment dépasser le cadre de l’engagement de quelques-un.es pour intégrer le prisme féministe comme moyen de transformer et d’améliorer l’action publique de manière plus structurelle ?

Au-delà, on se heurte également, au moins dans les fonctions d’encadrement, à l’homogénéité des profils au sein de la fonction publique. A l’image de notre groupe, elle reflète souvent mal, en tous cas dans les fonctions d’encadrement, les diversité ethniques, culturelles, linguistiques, etc. et jettent le doute sur leur capacité à ne pas reproduire les mécanismes de domination existants. Certaines organisations, comme le Solution Lab à Vancouver, cherchent à adresser le sujet en recrutant des personnes « issues des peuples premiers » et  en posant leur origine comme ressource pour la structure ; il est cependant difficile de faire porter la diversité par une personne dont la légitimité n’est pas exclusivement liée à la représentation d’un groupe minorisé auquel iel appartient …

Dans ce sens les espaces de compagnonnage, de partage de pratiques, de renforcement collectif entre les personnes qui portent, au sein et en dehors des collectivités, les sujets de féminisme et d’intersectionnalité seraient bien utiles : leur statut, leur rôle, leurs thématiques, leur rattachement sont fort divers, mais iels partagent souvent un engagement, des défis… et un sentiment d’isolement.

 

Défi 2 : Faire langue commune

Indice de ce passage difficile entre monde militant et approche institutionnelle, le vocabulaire est ici particulièrement clivant : l’écriture inclusive (!), des expressions comme « personne racisée », « système patriarcal », « intersectionnalité », « féminisme » sont difficilement diffusables, comprises ou utilisées, par crainte de susciter rejet ou entre soi, mais aussi au risque de se priver de cadres d’analyses fertiles ou de la capacité à nommer des phénomènes pourtant existants. Résistance inégale cependant : il reste plus difficile d’adresser le racisme ou les discriminations touchant les personnes non-binaires que celles touchant les femmes ou les personnes handicapées par exemple.

Pour les professionnel.le.s engagées sur ces sujets, adapter les mots choisis au public auquel ils sont destinés, pour éviter des clivages tuant dans l’œuf les discussions, relève parfois du numéro d’équilibriste. « On a besoin d’amener les concepts sans les mots dans un premier temps pour ne pas générer un clivage immédiat. » Ces décalages culturels avec certain.es élu.e.s, ou entre des générations plus acculturées à ces questions et d’autres pour lesquelles ces sujets sont éloignés ou formulés autrement, posent la question de la formation, et plus largement des espaces de réflexivité sur le sujet. Pour répondre à de tels enjeux, la métropole de Nantes a par exemple parié sur la diffusion auprès de ses équipes de l’histoire du féminisme… nantais ! Rappeler à chacun.e l’antériorité du sujet, donner de la visibilité à cette histoire (non écrite) et montrer étape par étape le chemin parcouru par Nantes vers la ville non-sexiste a été un moyen de populariser l’histoire locale du féminisme et de poser les bases pour institutionnaliser ces sujets de façon plus contextualisée.

Dessiner des espaces et des formes pour mettre en discussion l’intérêt d’adopter des lunettes féministes ou intersectionnelles, les postures et stéréotypes de chacun.e, la diversité des visions et enjeux derrière le sujet, etc. est donc une nécessité pour une montée en maturité plus collective : « A force de se centrer sur du pratico-pratique, on ne sait même plus de quoi on parle, il y a un risque de déperdition du sujet initial. »

 

Défi 3: Passer par les projets… mais sans s’y arrêter ?

S’intéresser à la manière dont une approche de genre peut être intégrée aux projets permet de passer d’une approche généraliste à une approche centrée sur les usages et transversale. Cela permet également de mesurer l’intérêt de cette entrée pour élargir à une diversité de formes de discriminations.

Quelques exemples partagés dans la discussion : Le travail sur des cours d’école plus égalitaires, inclusives, permet ainsi de regarder d’autres types de discriminations, entre petits et grands par exemple. L’exemple des piscines publiques est également parlant : le prisme du genre a permis, en partant des besoins des femmes, de repérer combien, des rangs de nage aux pataugeoires, ces espaces étaient pensés et hiérarchisés en fonction des performances des usager.ère.s, en favorisant la pratique sportive sur les autres. Une approche plus fonctionnelle, partant du constat des usages divers et variés du lieu, invite à repenser et favoriser son accessibilité pour tous.te.s en rendant le service public plus démocratique. Un travail sur le genre dans l’espace public avec des lycées a permis d’ouvrir la parole sur les masculinités dans les quartiers, mal prises en compte, notamment celle des  jeunes hommes racisés, qui se sentent régulièrement mis en cause dans leur rapport aux femmes, mais eux-même discriminés dans d’autres situations comme le rapport à la police.

Ces exemples montrent la valeur de l’approche de genre dans les projets pour ouvrir une réflexion plus globale, mais aussi toucher des communautés professionnelles différentes. Il y aurait cependant des limites à la contingenter à la seule « entrée projets », qui ne permet pas la réflexivité de la collectivités sur ses propres pratiques et dans la diversité de ses politiques publiques.

 

Défi 4: Affûter ses outils 

Pour ne pas en rester à une succession d’actions éparses et approcher les sujets de discriminations et d’exclusion des minorités de manière plus structurelle, les acteurs publics auraient notamment besoin de mener une réflexion sur leurs pratiques internes ainsi qu’une évaluation des politiques publiques à l’aide des lunettes d’un féminisme intersectionnel par exemple. Cette vision systémique est aujourd’hui loin d’être une réalité dans les administrations et collectivités, empêchée entre autre par l’organisation en silo des services et des délégations au sein des institutions (entre la lutte pour l’égalité femmes-hommes et les autres sujets), dont les agendas peinent à s’articuler.

Parmi les dispositifs et outils qui peuvent appuyer une vision transversale, le budget sensible au genre, adopté par des collectivités de plus en plus nombreuses, est décrit comme un « instrument du féminisme municipal » ; il invite à développer une analyse systémique de l’action publique au prisme du genre puisque l’impact de chaque disposition sur l’égalité femme-homme est mesuré et rendu visible. La métropole de Strasbourg est par exemple impliquée dans un projet européen d’intégration d’une perspective de genre dans le processus budgétaire (incluant d’ailleurs des temps de formation des équipes sur le sujet). L’examen de l’impact différencié de certaines lignes budgétaires sur les femmes et les hommes a permis par exemple de modifier le dispositif d’aide à la licence sportive en vigueur afin qu’il puisse bénéficier autant aux filles qu’aux garçons (ces derniers représentaient jusqu’alors 88% des bénéficiaires). Dans le domaine de la participation citoyenne, la ville a également proposé un dispositif de garde d’enfants lors des assemblées de quartier et instauré une égalité de temps de parole entre les hommes et les femmes, qui ont contribué à une augmentation de la participation et de l’implication des femmes.

Il serait utile de travailler collectivement à mettre en perspective de tels outils : Quelles visions les sous-tendent ? A quelles conditions sont-ils réellement transformateurs ? Dans quelles trajectoires les collectivités qui les adoptent s’inscrivent-elles ? etc.

 

Le sexisme, le racisme, le validisme, les LGBTQIA+phobies ou l’agisme dans l’action publique c’est par exemple : un policier qui refuse de prendre une plainte pour violence domestique, des pratiques (in)consciemment biaisées de la part du personnel éducatif, le contrôle policier « au faciès » ou encore le fait de déconseiller un poste dit « masculin » à une femme dans le cadre d’un accompagnement vers l’emploi. Il existe bien un décalage entre les orientations de politiques publiques s’affichant comme égalitaires et les dynamiques à l’œuvre dans les interactions entre l’action publique et ses « usager.e.s ». 

Comment les institutions publiques peuventelles s’équiper pour ne pas contribuer à des rapports de domination, voire les déconstruire ou les ré-équilibrer ? L’approche du féminisme, du prisme du genre à l’ouverture à d’autres formes de discrimination, d’une approche par projets à des tentatives d’intégration plus systémiques, se développe. Il y a bel et bien un enjeu cependant à diffuser ces pratiques sans les dépolitiser, à renforcer les personnes qui les portent, sans faire reposer ces sujets sur quelques un.es uniquement, à expérimenter mais aussi à monter en maturité, etc.

Ces premières discussions, vives et joyeuses, en appellent d’autres évidemment : groupes de paire.s et de co-développement ; espaces de croisement des approches et production d’outils et ressources collectives, programmes d’expérimentations… Ne reste (presque) que le cadre à construire. A vos propositions !