Quand l’administration fait bifurquer ses agent.e.s

Posted on 8 avril 2024 par Manon Leroy

Faire face à la crise climatique et écologique nécessite une évolution rapide des pratiques professionnelles de tous les agent.e.s des collectivités territoriales. L’enquête réalisée par le CNFPT en mars 2023 révèle que pour les dirigeant.e.s de collectivités, c’est la priorité, devant la sensibilisation ou la promotion des écogestes, et ce alors que le levier de la formation pour faire évoluer les pratiques professionnelles propres aux différents métiers semble avoir été peu mobilisé jusqu’à présent.

Alors comment développer les compétences et les gestes professionnels adaptés aux enjeux de transition écologique ? Comment favoriser la compréhension et l’appropriation par tous les agent.e.s (pas seulement les cadres) des contraintes et des enjeux, créer une culture commune autour de l’urgence de transformer l’action publique, et la traduire/ « faire atterrir » à tous les niveaux ? Comment accompagner ces changements de pratiques, tout en reconnaissant et sécurisant le travail et les capacités des agent.e.s ? Quels rôles et posture pour les managers de proximité ?

Le temps d’un webinaire le 25 mars dernier, les témoignages de Laurent Fussien, directeur général des services de la Ville de Malaunay, Paul Aubier et Aïdan Young, respectivement chargé de mission Transformation du modèle de la restauration et de la démarche usager.ère.s et chargée de mission Transition écologique au Département de la Seine-Saint-Denis, Anaïs Bodino, cheffe de projet Innovation et Participation, et Béatrice Labourier, directrice Emplois et Compétences, à la Ville de Clermont-Ferrand, ont apporté des premières réponses à travers des expériences singulières, mais qui se complètent et résonnent les unes avec les autres.

 

Malaunay : faire du projet des services partagé un levier de transition et de valorisation des pratiques professionnelles

A Malaunay, la démarche de transition ne date pas d’hier. Engagée il y a une vingtaine d’années et affirmée au fil des ans, renforcée par l’engagement dans la Fabrique des Transitions, l’ambition est aujourd’hui celle d’une transformation systémique, qui ne peut faire l’économie d’embarquer l’administration et ses 110 agent.e.s.

« On se pose la question des métiers, des attentes et des besoins en permanence » : l’électricien en charge de l’entretien et la maintenance des panneaux solaires, le responsable du CCAS qui accompagne les ménages les plus modestes lors des visites à domicile, le chargé de communication qui devient chargé de mise en récit, le DGS qui devient maître d’œuvre de la capacitation des agents …  Autant d’exemples qui montrent l’évolution par rapport aux postures et aux rôles traditionnels des agent.e.s, mais aussi la reconnaissance de ces nécessaires transitions professionnelles.

Pour ce faire, la direction générale a engagé en 2019 la collectivité dans un projet des services partagé, une feuille de route managériale, technique et administrative à horizon 2030 comprenant une quarantaine de chantiers et conçu comme une « boussole pour repenser notre façon de travailler ». Son élaboration s’est appuyée sur une rencontre avec chaque agent.e de la collectivité pour avoir une approche métiers la plus précise possible et identifier les compétences de chacun.e. Cet exercice au long cours vise à faire émerger une ingénierie capable de prendre en charge les enjeux du quotidien tout autant que les nombreux défis de l’avenir, et à engager les changements qui s’imposent. Laurent évoque à ce titre la notion de GPEC (gestion prévisionnelle des emplois et des compétences) à visée systémique, et l’enjeu délicat de nourrir les besoins de mise en mouvement et de montée en compétences nécessaires à la transformation systémique, malgré les incertitudes qui sont les nôtres aujourd’hui.

Cette dynamique de transformation se révèle également être un outil d’attractivité en tant qu’employeur, certain.e.s agents venant travailler à Malaunay car ils ne trouvent pas encore dans d’autres collectivités des espaces pour cette forme d’engagement et cet alignement professionnel. Elle est également un élément de valorisation de leur travail pour les agent.e.s, dont les pratiques et les initiatives sont notamment mis à l’honneur lors de DDT Tours.

Pour en savoir plus sur la démarche de transition de Maulaunay, c’est par ici.

 

En Seine-Saint-Denis : un Espace des Partages et des Savoir-Faire pour fédérer les 1500 agent.e.s des collèges et faire le pari d’une transformation collective.

En avril 2022, c’est dans un contexte de tensions RH dans la restauration collective (crise d’attractivité, pratiques bousculées par le Covid, loi Egalim …) que la Direction de l’Éducation a lancé l’Espace des Partages et des Savoir-Faire (EPSF) destiné à l’ensemble des agent.e.s de la restauration, de l’accueil, de l’entretien et de la maintenance des 130 collèges et 7 cuisines centrales séquano-dyonisiens (1500 agent.e.s). Cette école interne vise avant tout à fédérer une communauté d’agent.e.s (en inter-sites), développer leurs pratiques professionnelles et en inspirer de nouvelles qui intègrent les enjeux sociétaux et de transition écologique. Et pour cela, le Département a misé sur le partage et l’échange entre pairs, la transmission et la valorisation des savoir-faire de ces agent.e.s, dans une logique d’éducation populaire.

L’EPSF est un dispositif parallèle à l’offre de formation existante, et propose un programme d’ateliers d’une demi-journée, sur la base du volontariat, portant sur des thématiques variées allant de l’élaboration de recettes végétariennes à l’usage des outils numériques, en passant par les questions d’évolution des carrières ou la manipulation de machines d’entretien écologiques et ergonomiques. Depuis son lancement, une quarantaine d’ateliers ont réuni un total de 350 participant.e.s.

Des journées collectives (obligatoires celles-ci – en lien avec la réforme du temps de travail) sont également organisées trois fois par an, articulant plénières, temps conviviaux, forum … permettant de créer de la cohésion et un sentiment d’appartenance entre les sites et les agent.e.s. Ces temps sont aussi propices aux partages d’expériences, un micro ouvert pour celles et ceux qui auraient lancé des expérimentations de leur propre chef (par exemple « petite faim grande faim » pour réduire le gaspillage alimentaire) et souhaiteraient les faire connaître à leurs collègues. L’EPSF dispose également de deux supports de communication : le groupe WhatsApp « collègues des collèges », qui rassemble 800 agent.e.s et permet de diffuser notamment l’offre d’ateliers, et une chaîne YouTube, espace de valorisation a posteriori des ateliers et événements.

Pour s’appuyer encore davantage sur les connaissances et compétences des agent.e.s, le Département leur donne aujourd’hui la possibilité de devenir à leur tour animateurs.rices de ces ateliers. Une campagne de recrutement a ainsi permis d’identifier et d’accompagner une quinzaine de collègues en interne à devenir formateurs.rices, et une deuxième promotion suivra au cours de la prochaine année scolaire …

Du côté de la direction Transition Écologique, ce projet un est bon démonstrateur interne, et s’inscrit bien dans le projet alimentaire territorial du territoire de la Seine-St-Denis et ses 3 piliers : produire des savoirs, agir à partir de l’existant, tisser des liens. Des réflexions sont également en cours sur l’essaimage de ce modèle de partage entre pairs sur le territoire, notamment pour toucher d’autres corps de métiers, toujours en lien avec la transition écologique.

À Clermont-Ferrand : tester une Form’action aux transitions pour embarquer les agent.e.s dans l’administration de demain.

En faisant de l’outillage et la formation des agent.e.s aux enjeux écologiques, sociaux et démocratiques un axe structurant de son projet d’administration, la Ville de Clermont-Ferrand a voulu se donner les moyens de repenser les formats classiques d’acculturation à la transition écologique pour mettre en mouvement toute l’administration.

Une équipe projet composée de la direction innovation et participation, de la direction emploi et compétences, de la com’ interne et du CNFPT a été montée pour construire une formation sur mesure, organisée en 4 modules (transition écologique, enjeux sociaux, enjeux démocratiques et enjeux de coopération interne), alliant des formats différents et des illustrations en liens directs et opérationnels avec les pratiques des agent.e.s et le contexte local. C’est ainsi que les interventions des intervenant.e.s pédagogiques du CNFPT s’articuleront avec le partage d’expériences concrètes d’agent.e.s clermontois.e.s (par exemple, le volet « enjeux sociaux » s’appuiera sur les témoignage des agent.e.s du Développement Social Urbain ou du CCAS), mais aussi avec des interventions d’acteurs moins « attendus » (une compagnie de théâtre ou des acteurs de la recherche). En pro de l’essai-erreur et de la co-construction, l’équipe a mené un premier test du module transition écologique avec une trentaine d’agents volontaires, en vue d’améliorer et d’enrichir le fond et la forme, puis a organisé une première session complète avec es directeur.rice.s, les 80 agent.e.s tiré.e.s au sort pour participer à la convention d’administration, et les animateur.rice.s de la formation.

Avec l’objectif ambitieux de former 2200 agent.e.s en l’espace de deux ans en 4 sessions d’une demi-journée chacune, pour que tous.tes les agent.e.s aient un socle de connaissance des enjeux, la Form’action devrait rassembler pas moins de 200 personnes à la fois … La recherche d’un format attractif, participatif, opérationnel et engageant pour les participant.e.s reste donc un vrai challenge !

Bien qu’impliquée dans le projet depuis le début, cette démarche vient aussi bousculer et questionner le rôle de la direction Emploi et compétences, et plus largement les RH, pierre angulaire du changement (et plafond de verre difficile à franchir comme le note une participante au webinaire) : comment accompagner les transitions en interrogeant les métiers ? Quelles nouvelles pratiques RH, du recrutement à l’offre de formation en passant par le suivi des effectifs (par exemple, très concrètement, comment aborder la question des transitions dans un entretien de recrutement d’une ATSEM ?) ? Béatrice Labourier résume son défi du moment en quelques mots : « Bien définir jusqu’où on veut aller, à quel point la démarche est portée politiquement et quels moyens on se donne pour y arriver … C’est tout le travail des prochains mois du côté de la direction ».

 

Reconnaissance, droit à la participation, inclusivité … : quelques enjeux pour développer ce type d’expériences

Ici et là, des territoires tentent donc de prendre ce sujet de la bifurcation des métiers et des pratiques professionnelles à bras le corps, en le faisant au maximum à partir des pratiques existantes. Au-delà du format le plus ou adapté, quelques enjeux en conditionnent la réussite et la dimension réellement transformatrice :

La reconnaissance de ces nouveaux dispositifs, déployés parfois en parallèle des formations classiques et certifiantes, et notamment les formes de valorisation possibles. En Seine-Saint-Denis, des attestations ont été remises aux participant.e.s à certains ateliers pour valider les acquis ; à Clermont-Ferrand, une attestation CNFPT est délivrée pour les 2 jours de form’action ; à Malaunay, l’engagement des agent.e.s est célébré par le Maire et le DGS, notamment lors d’accueil de délégations.

Un droit à la participation (à noter que la Ville de Lyon doit voter bientôt une délibération portant sur ce droit à la participation des agent.e.s), consacrant et facilitant la libération de temps pour les agent.e.s pour qu’ils et elles puissent participer sereinement à ces dispositifs (par des mesures de remplacement, de soutien de la hiérarchie, des lettres de mission cadrant le temps d’implication, sur site pour s’adapter aux contraintes des agent.e.s …). Laurent Fussien porte à Malaunay une attention particulière au risque d’épuisement professionnel, et invite à investir les questions de sobriété managériale et à privilégier les actions à fort impact.

La nécessité de prendre en compte les différentes appétences des personnes pour ces enjeux et dans leur envie de changer, pour ne pas créer de nouvelles fractures au sein des équipes. Une piste avancée par Béatrice Labourier : une sensibilisation des conseillers en organisation au sujet, pour fournir un accompagnement renforcé quand c’est nécessaire. Laurent Fussien explique également comment faire de ces démarches un point d’appui stratégique : l’exemplarité de la collectivité peut générer un sentiment de fierté pour les agent.e.s et devenir une ressource pour convaincre, y compris des personnes qu’on n’aurait pas touchées autrement. De même que développer des pratiques qui permettent d’améliorer également les conditions de travail (par exemple la gestion différenciée des espaces verts),  soutient l’engagement des équipes.

L’importance pour la direction générale de donner l’exemple (la DGS de Clermont-Ferrand, par exemple, suit le parcours INET des transitions, pour pouvoir porter la démarche).