Sobriété : ouvrir l’espace de la décision publique

Posted on 12 décembre 2023 par Nadège Guiraud

A l’automne 2022, la crise énergétique, combinée à une prise de conscience croissante des limites planétaires, a poussé sur le devant de la scène la notion pourtant bien ancienne de sobriété … bousculant et déstabilisant au passage des acteurs publics dans l’ensemble bien peu préparés à y faire face.

A la 27e Région, après nous être beaucoup interrogés sur le périmètre et la manière dont nous pourrions aborder le sujet et nous articuler avec des démarches et recherches existantes (notamment l’étude Les modèles économiques urbains au défi de la sobriété conduite par  ibicity, Espelia et Partie Prenante en 2022, ou la recherche Organiser la sobriété portée par Julie Mayer et Mathias Guérineau), tout en étant le plus utiles à nos complices en collectivités, nous avons choisi de porter plus précisément notre regard sur la décision publique.

Quels (nouveaux ?) processus de prise de décision au sein des collectivités, par exemple quand il s’agit d’abandonner certains investissements, de fermer un service ou de réduire les horaires d’un équipement, pour faire face à nouveau « système de contraintes » ? Où la décision se prend-elle ? A partir de quelles informations et suivant quels critères se construit-elle ? Qui participe à la décision ? Suivant quelles modalités et avec quels outils ? Comment les conflits et les dissensus sont-ils gérés ? C’est donc pour tenter de documenter, décrypter et partager les modes et processus de décision dans les collectivités face à ces enjeux croissants de sobriété que nous avons lancé une enquête collaborative au printemps dernier.

Un dispositif d’enquête léger, avec quelques ramifications

 

Un questionnaire en ligne a d’abord permis de dresser un premier état des lieux du sujet, grâce à une vingtaine de réponses très détaillées émanant de contextes assez divers – à défaut d’être exhaustifs ou représentatifs (9 grandes villes, métropoles et communautés d’agglomérations ; 5 villes moyennes et communautés de communes ; 3 petites villes ; 3 Départements ; 1 hôpital). Cette première prise de température s’est prolongée par des entretiens menés de juillet à septembre avec un élu, un collaborateur de cabinet, des DGA, des directeur.rice.s et des chargé.e.s de mission de 10 collectivités. Un temps collectif, réunissant une quarantaine de participant.e.s, nous a enfin permis, le 1er décembre dernier, de partager et de prendre de la hauteur, collectivement, sur les enseignements de l’enquête.

Cette réflexion s’est également nourrie d’échanges et de croisements avec deux autres démarches voisines. En premier lieu, une série d’entretiens menés par Energy Cities avec des villes européennes (Bruxelles, Zurich, Vienne, Tampera, Riga, Barcelone …) pour comprendre comment elles ont fait/font face à la crise des ressources et faire monter la sobriété dans l’agenda européen. Avec plusieurs constats intéressants : tout d’abord, la notion de sobriété est très inégalement perçue (la confusion entre sobriété et efficacité énergétique règne encore largement), et seuls les pays francophones et germanophones semblent vraiment familiers du concept, tout en peinant à le traduire en politiques de sobriété à grande échelle. Les villes qui ont pris des mesures de sobriété avant la crise énergétique l’ont fait pour faire face à des difficultés financières, et les décisions plus généralisées prises à l’hiver 2022-23 l’ont été d’une manière très comptable et technicisée. A noter que c’est peut-être la sobriété foncière qui est la mieux comprise et partagée aujourd’hui par les villes européennes, car considérée comme plus structurelle que les tensions sur les autres ressources. Le papier publié par Energy cities suite à ces entretiens est à lire ici.

Notre réflexion a aussi croisé celle de France Ville et territoires Durables et du Comité 21, qui ont entrepris une étude des initiatives inspirantes de leurs collectivités membres, mais aussi des obstacles et des leviers des politiques de sobriété à l’échelon local, dont les résultats ont été publiés ici.

Un bilan en demi-teinte

Au-delà de la synthèse des réponses au questionnaire et des entretiens disponible ici, on peut noter trois tensions principales apparues lors de l’enquête.

Tout d’abord, la difficulté à pénétrer véritablement dans la « boîte noire » de la décision, le « Quoi ? » (le détail des mesures prises, la plupart très similaires d’une collectivité à une autre, et apparemment largement consensuelles) l’ayant souvent emporté dans les réponses sur le « Comment ? » (les partis-pris, critères et modalités de la décision, la nature des informations soutenant la décision, qui restent trop souvent un impensé). Pour aller plus loin, peut-être aurions-nous du creuser là où aucune décision significative n’a été prise, ou aller chercher des décisions moins « avouables », des formes de renoncement (des fermetures d’équipement, des priorisations de services ou de publics), ou des situations de tension ?

Ensuite, une polarisation des décisions sur la sobriété énergétique, au détriment d’une approche plus globale et systémique, qui embrasserait les tensions sur d’autres ressources (eau, foncier, matériaux) et la sobriété en émissions carbone ou en production de déchets par exemple.

Enfin, une vision très conjoncturelle et court-termiste de cette « crise » des ressources, liée au contexte d’explosion des coûts de l’énergie consécutive à la guerre en Ukraine, avec un processus décisionnel qui a pu s’apparenter à de la gestion de crise, dans l’urgence (le parallèle a d’ailleurs été fait à plusieurs reprises avec la crise Covid) plutôt qu’à une prise en compte du long terme, à une transformation plus profonde et structurelle.

C’est pour tenter de dépasser ces écueils et de prendre de la hauteur que nous avons proposé le 1er décembre une relecture de notre question initiale (Comment décider en régime de sobriété ?) à partir de l’expérience de ces derniers mois, mais aussi d’autres expériences de décision en situation ultra-contrainte.

Comment remettre de la décision dans un contexte de tensions fortes sur les ressources ?

Décider, c’est choisir, et donc dépasser la sidération et le sentiment d’impasse (le fameux TINA – There is no alternative) pour prendre les décisions les plus justes et pertinentes. L’enquête a permis de révéler plusieurs chemins possibles, plusieurs stratégies et actions pouvant être mises en œuvre pour (ré)ouvrir cet espace de la décision, que nous avons (humblement) tenté de cartographier ci-dessous (version Miro complète et plus lisible ici). Cette visualisation est un premier effort de mise à plat, un objet de discussion, qui mériterait bien sûr d’être « challengé » et complété (n’hésitez pas à nous contacter si l’exercice vous intéresse !)

Les témoignages de Gildas Gaonac’h (Ville de Poitiers – Grand Poitiers Communauté urbaine) et de Philippe Girardin (Président de la Communauté de communes de la Vallée de Kaysersberg) ont permis d’éclairer et d’ouvrir la discussion lors du temps collectif.

A Poitiers, les alertes dès mi-2022 sur les projections de doublement des factures d’énergie en 2023 ont conduit la collectivité à prendre des mesures délicates, sous l’égide d’une cellule  dédiée à la mise en place d’actions rapides, avec des lettres de cadrage budgétaire très contraintes. Les projets d’investissement ont été réinterrogés, notamment le schéma des piscines (priorisation des piscines proches des quartiers prioritaires et renoncement à la rénovation d’une piscine en milieu plus rural), mais les dépenses de solidarité (notamment de soutien au CCAS) ont été augmentées. Le choix de fermer une des quatre résidences autonomie, sous-occupée de longue date, a suscité une forte mobilisation, jusqu’à conduire à la suspension de la décision et à son ajustement après une large concertation. Cet épisode illustre le sentiment initial d’impasse (ici la fermeture vue comme l’unique option) et des manières possibles de rouvrir la question : le temps du dialogue avec les résident.e.s, organisations syndicales, associations et habitant.e.s du quartier, ce qui va notamment alimenter la démarche Ville Amie des Aînés ; et temps de travail avec les partenaires potentiels d’un projet alternatif mixant les publics. Pour Gildas, si la question du renoncement (à des investissements, mais aussi à des services) reste un horizon incontournable, elle doit être anticipée et  « mise en politique », pour « alimenter un espace de choix », comme le décrit le sociologue Yannick Barthe dans Le pouvoir d’indécision. La mise en politique des déchets nucléaires (« la réversibilisation est donc un processus de défatalisation, elle arrache certains projets ou certaines décisions à l’inéluctable : du certain on passe à l’incertain, du probable au possible »).

A la Communauté de communes de Kaysersberg (16 000 habitants), la décision a été prise de prioriser entre « ce qui est indispensable et ce qui l’est moins » et de faire porter d’abord les efforts sur la station de ski et le centre nautique, principaux postes de consommation énergétique avec la station d’épuration, les gymnases et les crèches. Une réflexion de fond a dès lors été engagée sur l’avenir du centre nautique (Qu’est-ce qu’on ferme ? Quelle coordination avec les piscines voisines, y compris au sein d’équipements privés – hôtels et centres de remise en forme ?), s’appuyant dans un premier temps sur des études techniques sur les effets d’une fermeture d’un mois (inutile économiquement) ou plus (avec des conséquences fortes pour les scolaires). Finalement, il a été décidé de fermer la pataugeoire et le sauna-hammam (dont les travaux nécessaires de mise aux normes étaient chiffrés à 300 000€). La Communauté de communes a ensuite confié à Alexandre Monnin et ses élèves du master Stratégie et design de l’Anthropocène une étude sur la redirection/bifurcation du centre nautique avec cinq scénarios transmis aux élu.e.s, intégrant les dimensions sociales, techniques et financières. Parallèlement, la question du futur de la station de ski (propriété d’un syndicat mixte réunissant la Communauté de communes et le Département) s’est également imposée l’année dernière, quand, face à l’explosion du coût de l’électricité, la décision a du être prise de fermer la station deux jours par semaines pour réduire les consommations (la tension sur la ressource en eau, nécessaire pour faire fonctionner les enneigeurs, étant également importante). Ces deux expériences ont aussi amené la collectivité à s’interroger sur l’association des habitant.e.s à ces décisions, et à s’engager dans le programme Territoires en communs porté par l’ANCT autour de l’aménagement territorial participatif. Pour Philippe, il s’agit bien de continuer à mobiliser élu.e.s comme citoyen.ne.s autour des enjeux des décisions difficiles à venir et d’ « un nécessaire choix de sobriété », comme il l’a exprimé dans l’édito « Bifurquons ! » du magazine de la com’com en novembre 2022.

Outiller la décision, aider les élu.e.s et les directions à prioriser grâce à la concertation et la participation (plutôt que de travailler a posteriori l’acceptation de décisions prises sans y associer les habitant.e.s), penser une forme de « sobriété gouvernée » pour reprendre les termes des chercheurs Julie Mayer et Mathias Guérineau, c’est aussi une piste avancée par une participante au webinaire.

Et les plans de sobriété dans tout ça ?

Dans le dernier temps du webinaire, nous avons voulu nous intéresser aux plans de sobriété qui ont fait leur apparition dans toutes les administrations ces derniers mois. Faut-il (et si oui comment) évaluer et (re)penser ces plans de sobriété pour dépasser la seule gestion de crise (énergétique) et faire de la sobriété un pilier de l’action ? Comment ces plans peuvent-il dessiner des pistes (processus d’élaboration, instances, outils, modalités d’animation etc.) pour la suite, acter une nouvelle donne ? Comment en faire des objets « vivants », s’adaptant au fil de l’eau ?

Benjamin Boël et Romain Dhainaut, de la Délégation à la transition écologique du Département de la Seine-Saint-Denis, ont ouvert le bal. En Seine-Saint-Denis, le plan de sobriété présenté à l’exécutif en septembre 2022 avait trois visées : atténuer l’impact budgétaire de l’inflation, s’adapter aux difficultés d’approvisionnement pour différentes fournitures et aux risques de ruptures d’approvisionnement énergétique, et préserver des marges de manœuvre pour mener des actions résolues face aux conséquences sociales de l’inflation. Les mesures prises, de court et moyen termes, ont couvert les champs de la sobriété énergétique (chauffage, électricité, carburant) mais aussi de la sobriété alimentaire et des consommations de fournitures (papier, mobilier, déchets …). La mise en œuvre de ce plan a permis d’identifier les conditions nécessaires à la mise en place d’une stratégie globale et pérenne de sobriété de l’administration, notamment par la mise en place d’une gouvernance, d’un suivi des consommations énergétiques des bâtiments (installations de capteurs…) et de modalités d’implication des agents, et ainsi d’ouvrir le chantier de la décarbonation de l’administration (mise en place des instances de pilotage, études pour systématiser les raccordements aux réseaux de chaleur, etc.). Les actions du plan de sobriété contribuent aussi en partie à la stratégie de résilience territoriale en cours d’élaboration : rénovation thermique et adaptation du patrimoine bâti, incitation à la marche et au vélo, diversification des sources d’énergie, alimentation durable …

Comme en Seine-Saint-Denis, dans d’autres collectivités, le plan de sobriété a donné un « coup d’accélérateur sous contrainte » à une politique de transition sociale et écologique déjà réelle et assumée. Ce constat révèle la force des crises « pour faire avancer » des sujets difficiles, casser des chemins de dépendances …

Pour les participant.e.s à notre temps collectif, quelques conditions semblent nécessaires pour élaborer des plans de sobriété réellement utiles et opérants : un cadrage stratégique et du temps libéré ; une implication des agents et des partenaires sociaux, notamment dans la prise en compte de la qualité de vie au travail ; une disponibilité des données et du pilotage (la complexité des contrats d’exploitation nécessitant souvent un inventaire préalable). L’implication de chercheuses et chercheurs et l’articulation avec une démarche de prospective participative (qui renvoie au sujet de l’imaginaire, car la sobriété ne fait pas rêver aujourd’hui) sont également des pistes avancées. La question du périmètre des plans de sobriété et des interdépendances entre acteurs est également abordée ; elle implique de dépasser les seuls écogestes pour prendre des mesures plus collectives et systémiques, porteuses de sens et de cohérence.

Plusieurs participant.e.s au temps de partage insistent surtout sur la nécessité de réintégrer la sobriété dans le cadre de la stratégie de planification, avec ses outils existants (de concertation, de suivi, de pilotage stratégique associant les élu.e.s) plutôt que de « rajouter une couche de plus » … et d’accentuer la difficulté de coordinations entre les différentes stratégies et documents de planification. Le rapport de Développement durable annuel (obligatoire depuis 2011 pour les collectivités de plus de 50 000 habitants) peut aussi être un bon levier pour porter une stratégie de sobriété, à condition de le penser comme un véritable outil de coordination et de pilotage  …

Quand on a écrit et fait valider ce plan de sobriété, on a fait acter qu’il s’inscrivait dans la trajectoire de notre plan climat air énergie. Après un an, on a atteint nos 10% d’économies d’énergie, on arrive au bout des gisements identifiés sans toucher aux investissements ; maintenant on doit revoir notre PCAET, nos objectifs de long terme

Une des questions c’est comment les plans de sobriété s’articulent avec toutes les démarches de planification ou de contractualisation (CRTE à l’époque, PCAET, SCOTT, SRADETT, PAT, etc.) et les démarches de bifurcation/organisation portées par les collectivités pour « ouvrir » les espaces de décision (nouvelles forme de gouvernances, projets transverses, etc.)

———————————————————-

Merci à toutes les personnes qui ont contribué à cette enquête et participé au temps de partage collectif, mention spéciale à Ambre, Séverine et Gildas, nos agent.e.s co-enquêteur.rice.s !

Et merci encore à Manon Loisel et Nicolas Rio (Partie Prenante), Norent Saray-Delabar (Pratico-Pratiques), Elisabeth Dau (Fréquence Commune), Mathias Guérineau (IAE de Nantes) et Julie Mayer (Ecole Polytechnique) qui nous ont aidé à défricher le sujet et à dessiner les contours de cette enquête …