Comment porter des théories de changement plus radicales dans le secteur de l’innovation publique ?

Posted on 16 avril 2024 par Stéphane Vincent

Si nous voulons traiter à la racine des défis complexes tels que la justice climatique, alors nous devons regarder au-delà des paradigmes, des structures et des systèmes dominants qui les ont créés, comme la nouvelle gestion publique, le capitalisme et le colonialisme. C’est pour explorer ces questions délicates qu’en octobre 2023, nous avons co-initié le programme international « Repousser les frontières de l’innovation dans le secteur public » aux côtés de l’Université de Colombie-Britannique (Vancouver), du réseau States of Change, du Bloomberg Centre for Public Innovation, du City Lab d’Auckland (Australie) et du City of Vancouver Solutions Lab. 

De novembre 2023 à février 2024, la 27e Région a eu carte blanche pour lancer le programme en animant trois sessions en visioconférence autour de la notion de théorie de changement (lire cet article autour des travaux de Lindsay Cole pour mieux cerner cette notion). Pour y réfléchir, nous avons fait le choix de partir de réalisations concrètes pour nous demander à chaque fois en quoi elles pouvaient inspirer des théories de changement plus radicales. 

Chaque session débutait par une intervention inspirante, puis se poursuivait par des échanges avec une communauté de pratiques de 20 à 30 participant.e.s, innovatrices et innovateurs publics du monde entier. Un périple qui nous a conduit de la métropole de Nantes jusqu’à l’île de la Réunion, en passant par Sciences Po Lyon. Retour sur chaque démarche présentée, ce que les participant.e.s en ont tiré, et en conclusion quelques tentatives de pistes pour aller plus loin.

Les marqueurs de la métropole de Nantes

La première session avait pour point de départ la métropole de Nantes, à partir d’une présentation réalisée par Virginie Thune et Magali Marlin (cf video replay). Si la théorie de changement est un concept de plus en plus répandu dans l’univers de l’innovation sociale et de l’économie sociale et solidaire, elle est encore relativement peu employée dans le secteur public. A Nantes, l’idée est née en 2021 de la volonté de mieux faire converger politiques et administration autour des priorités transversales du mandat. Pour y parvenir, les équipes de la Métropole se sont organisées autour de marqueurs. Techniquement, les marqueurs sont des référentiels de quelques pages conçus collectivement, décrivant précisément les théories portées par la Métropole sur ses 6 priorités transversales : transition écologique, justice sociale, mais aussi réciprocité inter-territoriale, proximité, dialogue citoyen, expérimentation et innovation. Des éléments de doctrine transversaux, en quelque sorte, faisant l’objet d’évaluations et de mises à jour, le tout élaboré collectivement et animé par des agent.e.s. 

Ce que l’on peut retenir des premiers enseignements, c’est que les marqueurs agissent exactement comme des théories de changement. Ils infusent dans l’organisation, circulent entre les élu.e.s et l’administration et fédèrent autour d’une vision commune. D’après les retours, les marqueurs produisent bien un effet « systémique » entre les 26 politiques publiques de la Métropole (urbanisme, social, transports, etc). Ils donnent un horizon commun, clarifient les priorités, et améliorent la symétrie entre services support et services de politiques publiques. Les marqueurs ont aussi quelques inconvénients : ils alimentent le sentiment d’une prolifération de documents et de référentiels stratégiques, et peuvent occasionnellement générer des débats sans fins et des conflits entre priorités. Mais dans l’ensemble les équipes de Nantes trouvent l’expérience concluante. La prochaine étape devrait consister à évaluer une première sélection de dispositifs au regard de critères définis dans les marqueurs.

Quelles prérequis faut-il réunir pour qu’une telle démarche produise des effets véritablement transformateurs ? Parmi les suggestions des participant.e.s à la session figure l’idée que les marqueurs puissent se nourrir autant de données internes qu’auprès des publics externes (c’est a priori le cas à Nantes, où les concertations sont nombreuses). Il faut également qu’une forte culture de confiance et de liberté d’expression pré-existe dans l’administration, que le niveau de conversation soit tel qu’il permette de lever les tabous, notamment en impliquant les personnes non-décisionnaires dans la conversation. Il faudrait aussi dépasser le risque de la barrière du langage que peuvent poser les marqueurs, par exemple en mobilisant d’autres formats comme le récit ou l’expérience. Les participant.e.s se sont aussi demandé.e.s s’il était possible d’aller encore plus loin : par exemple en rendant plus explicite le changement souhaité (pas simplement le marqueur ou la théorie), en adoptant des démarches d’innovation radicale (par exemple penser des futurs désirables à 2030 ou 2050), en se concentrant sur les conditions favorables, le « comment » (plus que sur le « quoi »), enfin en incluant des pratiques plus incarnées, en dépassant une approche cérébrale pour « entrer dans notre corps et nos sentiments », en confrontant davantage différentes visions du monde…

La résilience culturelle sur l’Île de la Réunion

Comment produire du changement radical dans des contextes d’injustice et de très fortes inégalités ? La seconde session nous a conduit sur l’île de la Réunion (cf video replay), dans la culture créole et le passé colonial français. Ancienne colonie esclavagiste, l’île de la Réunion a réussi à devenir une société multi-culturelle et une terre d’opportunité et de liberté. Mais aujourd’hui la société créole est profondément divisée entre les personnes qui se sont intégrées, celles qui se sentent exclues et celles qui s’y opposent. Derrière la carte postale paradisiaque et la vision folklorique de la culture créole, l’île de la Réunion souffre d’une crise identitaire majeure, qui a pour corollaire une situation économique et sociale marquée par des taux très élevés dans tous les domaines : pauvreté, féminicide, chômage, décrochage scolaire, etc. 

Dans le cadre du projet ISOPOLIS visant à réorienter le modèle réunionnais autour de la résilience et du bien-être, Isabelle Huet a conçu une formation pour les agent.e.s publics avec le CNFPT de la Réunion. Intitulée « Faire peuple », la formation vise à faire découvrir l’histoire populaire de la Réunion, marquée par de multiples conflits identitaires mais devenue tabou ou ignorée par les habitant.e.s-mêmes. La formation, qui dure trois jours, combine histoire, sociologie, anthropologie et littérature. Elle constitue un premier pas pour comprendre enfin l’histoire de l’île mais aussi les origines des problèmes. L’évaluation de la formation a montré qu’elle agissait sur les personnes comme un révélateur, un véritable choc émotionnel, et constituait une voie vers la réconciliation et l’envie d’engagement, seule façon de construire un destin commun.

Qu’en pensent les participant.e.s de notre programme international ? Est-ce le rôle des innovatrices et innovateurs publics d’agir en faveur de la réconciliation culturelle, dans des contextes comme celui de la société créole ou encore des peuples autochtones d’Amérique du Nord ? Les participant.e.s répondent plutôt par l’affirmative. Certain.e.s pensent qu’il faut rendre visibles le passé et l’histoire des politiques publiques : pour aller de l’avant, le secteur public actuel doit reconnaitre ses actions passées, ses transformations, ses omissions historiques, les maltraitances institutionnelles qu’il a engendrées puis invisibilisées. Le reconnaitre est une responsabilité qui incombe au secteur public. Quant aux innovatrices et innovateurs, elles et ils doivent travailler sur la manière d’intégrer ces problématiques, de fournir des outils, des clés pour comprendre, révéler les différences, montrer les situations qui co-existent pour que les agent.e.s publics puissent mieux s’en saisir. Elles et ils invitent à se transformer de façon plus personnelle, profonde et intime : se former à l’innovation, à la réconciliation est aujourd’hui monnaie courante, mais comment questionner plus intimement et radicalement nos positions en tant que populations colonisatrices ? Enfin, nous devons dépasser les visions folkloriques de la culture, et reconnaitre les pratiques culturelles de chacun.e (ce qui n’est pas sans rappeler le concept de droits culturels en France).

Transformation radicale et débat public

Comment produire des transformations plus radicales, alors même que partout dans le monde le débat public tend à s’appauvrir et se polariser à l’extrême ? Lors de la troisième session, nous nous sommes intéressés aux raisons qui empêchent les politiques publiques de bifurquer vers des choix de société différents ou plus audacieux (cf video replay). Pour la chercheuse Cécile Robert (Sciences Po Lyon), la plupart des décisions publiques sont prises sans mise en débat démocratique, et sans être questionnées en tant que choix de société. Elle a identifié les cinq mécanismes de ce qu’elle nomme « dépolitisation » : La naturalisation, quand la décision est présentée comme « imposée » par le droit, les contraintes économiques et sanitaires (Saez et Zucman, 2020), comme le fameux « Il n’y a pas d’alternative ! » de Margaret Thatcher ; La neutralisation, lorsque l’on nie les effets différenciés de la décision sur les acteurs sociaux (Gaudillière et al., 2021) ; L’individualisation, qui consiste à décontextualiser les problèmes, à occulter leur dimension collective pour éviter leur construction en problèmes publics (Morel, 2014 ; Codaccioni, 2019) ; La mise à distance : les élu.e.s sont mis.e.s à l’écart de la responsabilité politique des décisions ; enfin le rôle du secret et des formes de confinement des discussions et consultations. L’enjeu est d’apprendre à mieux identifier ces mécanismes et à imaginer des stratégies et des tactiques pour limiter leurs effets.

Beaucoup de participant.e.s à la session rapportent avoir déjà vécu ces situations. Souvent les agent.e.s publics ne voient pas la dimension politique de certains sujets qu’ils jugent mineurs (ex le langage inclusif) et n’appelant pas débat. Une attitude ancrée dans la culture du travail, à tel point que chacun.e y contribue sans s’en rendre compte. Quant aux citoyen.ne.s, elles et ils s’habituent aux gouvernements dits « techniques », et traitent les choix politiques comme s’ils étaient purement techniques, et négligeant les options politiques parce « qu’il existe une manière unique et raisonnable » d’agir. Les participant.e.s citent également la montée d’une « fatigue participative », et le fait qu’une consultation peut imiter le débat public sans en être vraiment, et conduire au désengagement. Certain.e.s proposent même un sixième mécanisme de dépolitisation, celui du « performatif », quand sont pris des engagements de justice sociale qui n’entrainent aucun mesure significative. Au final, certain.e.s revendiquent de traiter leurs convictions politiques comme des contraintes inébranlables, « même lorsqu’elles rendent extrêmement difficile le dialogue avec certains groupes de détenteurs d’intérêts très importants qui sont touchés de manière disproportionnée par notre travail. »

Comment l’innovation publique peut-elle contribuer à déverrouiller le débat public, à ré-ouvrir des options ? Peut-être d’abord en reconnaissant sa nature intrinsèquement politique, le fait qu’il n’existe pas une seule façon de transformer le secteur public, et qu’il faut expliciter les valeurs et les théories de changement que nous entendons porter collectivement. Ne pas exploiter les marges de manoeuvre existantes (même quand elles sont étroites), c’est prendre le risque de participer à cette dépolitisation. Même quand les points de vue sont très éloignés, nous ne devrions pas en avoir peur, mais plutôt y trouver un intérêt ! Le plus en amont possible, il faut tenter de poser des controverses, utiliser le pouvoir de l’histoire, rappeler la responsabilité collective, parler de la géopolitique et des structures de pouvoir en vigueur. L’objectif est alors de tendre un miroir à l’organisation, de lui montrer les effets concrets des paradigmes en place.

Et maintenant ? 4 pistes pour aller plus loin

L’hypothèse que nous faisons, c’est qu’il faut continuer à enquêter au sein des multiples communautés de pratiques existantes, car des amorces de solutions s’y sont déjà inventées, que nous ne voyons pas. Pour y parvenir, il faudrait les documenter plus consciencieusement, redoubler d’attention sur des détails, regarder dans les communautés d’à côté, apprendre à mieux chausser les lunettes culturelles de l’autre. Il faut aussi lutter contre la domination linguistique de l’anglais, qui durant nos échanges intercontinentaux a pu apparaitre autant comme un remède que comme un poison 🙂 Voici quelques-unes des idées qui nous inspirent, organisées autour de 4 pistes.

Piste 1 : Poursuivre le travail de « bricolage expérientiel ». Dans toutes les communautés de l »innovation publique s’inventent quotidiennement des bricolages méthodologiques, des formats participatifs qui cherchent à produire des effets plus transformateurs dans la fabrique des politiques publiques. A notre petit niveau, c’est ce que nous tentons de faire à la 27e Région. Comment, par exemple, engager les élu.e.s dans un effort de repolitisation ? En 2014, avec le designer Jacky Foucher et la Région Pays de la Loire, nous avions conçu le « démarreur bienveillant », premier maillon d’un dispositif permettant de ré-introduire du débat dans la commande politique. Plus récemment, en 2021, nous avons testé « La petite histoire des grandes politiques publiques », un format permettant de convoquer le passé controversé des politiques publiques pour mieux penser leur futur. Il est important que toutes ces formes de bricolages méthodologiques se poursuivent et s’amplifient, qu’elles soient davantage documentées, traduites, partagées entre les différentes communautés. En France, c’est par exemple le travail réalisé par l’Ecole du terrain qui documente les meilleurs « manières de faire » en matière d’habitabilité.

Piste 2 : Codifier la transformation de rupture. Au-delà des bricolages, il est possible de mieux codifier la transformation radicale. Dans les années 80, la NASA inventait les “Technology Readiness Level”, une échelle à 9 niveaux permettant de faire progressivement passer une innovation technologique de la connaissance fondamentale, jusqu’à son utilisation et au développement d’applications concrètes. Ils ont été suivis dans les années 90 des “Concept Maturity Level” pour traiter des innovations non technologiques, comme celle à 4 niveaux que nous avons conçu dans le cadre des Labonautes pour aider les laboratoires d’innovation publique à monter en radicalité. Aujourd’hui, des pionniers de l’innovation sociale comme Ellyx inventent les “Societal Readiness Level” pour mieux conduire des innovations sociales de rupture. Pourrait-on s’en inspirer dans l’innovation publique ?

Piste 3 : Adopter des démarches plus collectives en matière d’évaluation. Traditionnellement, l’innovation publique et sociale entretient des rapports difficiles avec l’évaluation. Mais les choses changent à la faveur de collectifs motivés. En France, sous l’égide de Plateau Urbain et French Impact, 1500 tiers-lieux ont lancé « Commune mesure », une démarche nationale visant à aider chaque tiers-lieu à mieux mesurer ses effets, et à générer une dynamique de transformation à la fois individuelle et collective. Est-ce qu’une démarche aussi collective pourrait inspirer le secteur de l’innovation publique ? 

Piste 4 : Être attentif aux (re)mobilisations. Il faut aussi s’intéresser à ce qui se passe actuellement au sein de communautés professionnelles amenées à questionner en profondeur le sens de leur action. Dans le secteur de la philanthropie, un certains nombre d’acteurs font collectivement le bilan des difficultés systémiques qui les empêchent de produire des effets positifs et durables, et inventent des façons de les dépasser. En France, c’est par exemple ce qu’essaient d’accomplir la Fondation de France et une trentaine d’entrepreneur.e.s sociaux dans le cadre d’un programme expérimental appelé « Acteurs Clés de Changement ». Un travail de « reset » dont nous essayons de voir s’il pourrait donner des idées aux collectivités locales, notamment dans leur rapport avec les innovatrices et innovateurs publics et sociaux…

Ces pistes vous en inspirent d’autres ? Participez à nos échanges ! Les prochaines sessions du programme « Repousser les frontières de l’innovation publique » seront consacrées à identifier « ce qui marche » pour transformer plus radicalement. Nous parlerons successivement de codification (24 avril), d’évaluation (15 mai) et de mobilisation (12 juin). Pensez à vous inscrire sur le site : https://www.transformingcities.ca/pushing-the-boundaries-of-psi