Par Stéphane Vincent
Ainsi formulée, la question peut sembler étrange ; aujourd’hui c’est plutôt le management qui nous domine dans presque tous les compartiments de la société et dans toutes les organisations, de la plus grande entreprise ou administration jusqu’à la plus petite des associations. C’est pourtant bien à un sursaut démocratique visant à reprendre la main sur des techniques de gestion devenues totalement incontrôlables, que nous invite l’essai d’Anne et Éric Pezet, « La société manageriale – Essai sur les nanotechnologies de l’économique et du social » aux éditions La Ville Brûle.*
Le management, « un récit largement fictionnel mais excessivement réel »
D’un côté, la culture managériale est véhiculée depuis les années 60 par un ensemble de thèses, de penseurs, de prestigieuses écoles de commerce et de grands cabinets conseil. On y célèbre l’entreprise comme un modèle d’efficacité incontestable pour l’ensemble de la société, et les principes du management comme « purement techniques et toujours efficaces ». De l’autre se développe depuis longtemps une critique du management, particulièrement vive à l’heure de la crise, mais essentiellement focalisée sur la rhétorique et une critique idéologique du capitalisme néo-libéral.
Ici, les auteurs tentent plutôt de mettre à jour les processus et la boîte à outils mobilisés par le management : on ne citera ici que les méthodes ABC (Activity based casting), BPR (Business process reengineering), ou plus connues de chacun, les techniques de « best practices » ou de knowledge management. Ils décrivent de quelle façon, à l’image des nanotechnologies, les pratiques de management se diffusent progressivement et sans la moindre remise en cause dans l’ensemble de la société, et supportent matériellement une infinité de micro-décisions provoquant de maxi-effets économiques, sociaux et politiques. Ils montrent preuves à l’appui les effets souvent désastreux de techniques employées dans les choix d’investissement, les pratiques de cost-killing, les études de marché, les normes qualité, ou encore les perversions de la responsabilité sociale des entreprises.
Nos démocraties sont-elles condamnées au managérialisme ?
Alors que, comme les OGM, les nanotechnologies font l’objet d’un débat démocratique relativement vif, il est tout à fait frappant que le débat sur le management ne parvienne pas à intéresser les grands arènes de la politique. Ainsi, les technologies « molles » ne parviendraient pas à produire les mêmes débats que les technologies « dures »…! Pour tenter une percée, les auteurs proposent de faire entrer les techniques de management dans la critique plus générale de la technique, et de ne pas s’en tenir à une perspective fonctionnelle mais bien de s’intéresser à leurs enjeux sociaux et politiques. Il est urgent, disent Anne et Eric Pezet, de penser les instances, les modalités et les intervenants d’un débat démocratique sur le management.
L’acteur public, subjugué par le management
Impossible, évidemment, de ne pas évoquer la fascination du secteur public pour l’efficacité gestionnaire du privé. Ici, c’est le règne des indicateurs de performance qui façonnent progressivement le visage du secteur public et exercent un extraordinaire pouvoir de normalisation, pratiquement sans discernement. En France, la LOLF (Loi organique relative aux lois de finances) constitue l’unique programme de transformation de l’Etat. Elle vise à métamorphoser l’administration, d’une culture de moyens vers une culture de résultats. Comme le rappelle les auteurs, « la LOLF pénètre tous les rouages de la gestion publique, tandis que l’Etat n’est plus tenu d’assurer les fonctions collectives au nom des principes de liberté, de justice et de fraternité, mais de remplir des missions en fonction d’objectifs statistiques ». C’est ainsi qu’en novembre 2004, Dominique Bussereau, alors ministre du budget, présentait les 1300 indicateurs qui allaient servir à évaluer les performances de l’administration française…
Comment faire émerger une société managériale démocratique ?
Il faut repolitiser le débat, bien sûr. Le management n’est jamais analysé dans son rapport au politique ; les élus, dans les faits, n’y voient pas un sujet politique noble, mais plutôt une simple question d’intendance, et des outils que leurs services mettront en oeuvre. Or « un retour sur l’existant est nécessaire dans les organisations même. » C’est donc sur le terrain, dans les mêmes « cuisines » que celles où s’active le management, que les salariés et les fonctionnaires doivent « repenser les usages, prévenir les effets négatifs et exercer une vigilance de tous les instants afin de les éviter ».
En conclusion les auteurs proposent trois pistes : développer une nouvelle approche de le recherche-action en management, qui ne tombe pas dans la critique stérile et théorique mais s’inscrive bien dans des interventions concrètes, au sein des organisations ; repenser l’enseignement initiale au management, et former les salariés et les citoyens ; enfin, plus prospectif, introduire des dispositifs de management open source, négociés par les organisations syndicales…
Ré-interroger le management public régional
Questionner le management public est l’un des éléments qui anime le travail de la 27e Région depuis sa création**, et l’ouvrage d’Anne et Eric Pezet nous offre de nouvelles clés de compréhension. Il y a dans ce travail critique et constructif un axe majeur pour mener le renouvellement des politiques publiques.
Sous cette perspective, on comprend mieux le climat de défiance et même de souffrance qui règne dans certaines administrations, les dysfonctionnements d’organisations où l’on ne dialogue plus à force d’avoir mis le système en silos, des populations réduits au rang de variables d’ajustement, le recours à la démocratie participative comme un dérivatif, et presque toujours, le recours à la vulgate managériale et technocentrée pour justifier de nombreux projets.
Quant aux conséquences macro-économiques de la « managérialisation forcée » à l’échelle nationale et européenne, elles sont édifiantes : depuis 2008, même les rapports de l’OCDE traduisent une dégradation de la qualité des services publics, ainsi qu’un accroissement de l’inégalité d’accès à ces services. Dans le domaine de l’énergie, par exemple, la privatisation a débouché sur une complexité majeure de l’offre.
Quid de la Région dans ce paysage ? Pour l’heure, et bien qu’elle ait été créée récemment, cette collectivité n’a pour l’instant pas vraiment réussi à se créer une culture managériale propre. A l’heure de la RGPP (Revue générale des politiques publiques), quand elle ne subit pas de plein fouet les conséquences du management d’Etat, la Région donne même le sentiment d’en intérioriser elle-même les pratiques…
Il est sans doute possible de prolonger et d’amplifier les pistes suggérées par les auteurs, par exemple en suscitant une remise en cause du consulting de masse, en développant rapidement l’interdisciplinarité et la co-conception au sein des administrations, en accélérant le production d’indicateurs qualitatifs, en repensant totalement les formes d’ingénierie habituelles (évaluation, appels à projets, indicateurs…), en multipliant les zones d’expérimentation, etc. Certes, la route est longue… mais il va bien falloir l’emprunter, et peut-être profiter des prochaines grandes échéances électorales pour poser le diagnostic et proposer de nouvelles pistes.
*Grand merci à mon ami Jacques-François Marchandise de m’avoir orienté vers cet ouvrage !