Signe d’un secteur qui foisonne, se développe, s’hybride, de plus en plus d’acteurs du design des politiques publiques se posent aujourd’hui la question de leur impact : collectivités et acteurs publics, praticiens, designers et agences, chercheurs, cabinets de conseils spécialisés en évaluation, etc. Pour explorer cette question, nous avons, en collaboration avec Philippe Lefebvre (chercheur à l’école des Mines, avec lequel nous avions travaillé dans le cadre du projet ANR FIP explo), mené depuis quelques mois une série d’interviews d’agents, designers, évaluateurs, etc. Quelles sont les pratiques d’évaluation et de mesure d’impact, existantes ou à développer? Qu’aimerait-on mesurer ? Quels pourraient être les premiers pas pour ceux qui souhaitent mieux comprendre le déroulement, les impacts et les effets de tels projets ? Pour cerner le champ, nous nous sommes intéressés aux projets qui ont fait l’objet d’un travail de design des politiques publiques, seul ou en association avec d’autres approches.
Voici quelques uns des enseignements et questions soulevées par ces échanges. Nous les mettrons en partage plus largement à Superpublic au cours d’une rencontre qui se déroulera le 18 juin de 14 à 17h30. Pour s’inscrire, c’est ici et pour retrouver le programme Programme – 18 juin.
Pourquoi évaluer les projets de design des politiques publiques ?
Pour débuter, posons que les pratiques de mesure d’impact et d’évaluation des projets de design des politiques publiques sont aujourd’hui peu formalisées, plutôt intuitives… mais les discussions sont vives, entre designers, agents, professionnels de l’évaluation. Quand considère-t-on qu’un projet est réussi ? Peut-on mieux comprendre les processus de travail ? Quels seraient les indicateurs pertinents pour rendre compte de ces démarches complexes et plurielles ? « Dans l’histoire de ce champ on a de la théorie, et on a de la pratique ; il manque une objectivité des critères qui font la réussite », partage l’un de nos interlocuteurs.
La démarche correspond à une étape de réflexivité sur le secteur et ses processus, de montée en qualité, peut être également au passage d’un mode ‘pionnier’ à ‘normal’… Il s’agit de mieux appréhender les projets de design des politiques publiques, de comprendre les conditions de leur fécondité, de cerner leurs effets, leurs externalités. Quels sont les ingrédients d’une bonne appropriation par les usagers? Les meilleures conditions pour un passage à l’échelle ? Les terrains à défricher, comme le travail sur la sphère politique par exemple ?
Il s’agit aussi de s’intéresser aux pratiques de ce secteur encore neuf, qui depuis une dizaine d’années se développe, foisonne et s’hybride … Qu’apporte la diversité des disciplines mobilisées ? Quelles sont les conditions pour identifier le ‘bon’ problème ? De quoi dépend la réussite de la phase de créativité ? etc. Dans un contexte d’engouement pour les méthodes créatives, pour la pensée design, etc., il s’agit aussi de souligner différentes façons d’aborder le design, d’expliciter les questions de qualité, de s’écarter d’un rapport parfois fétichiste aux ‘méthodes’ pour s’intéresser au savoir faire, au geste, à la signature du designer professionnel.
D’autre part, si le design des politiques publiques constitue une approche, bien d’autres méthodes peuplent le paysage de la transformation et de l’accompagnement de l’action publique : lean management, conduite du changement, intrapreneuriat, etc. Mieux comprendre l’apport spécifique du design par rapport à d’autres méthodes d’intervention contribuerait à nourrir le dialogue au sein du secteur, mais aussi à poser des jalons communs avec d’autres champs, permettre la comparaison, pouvoir discuter de la place de chacun … et éclairer les collectivités dans leurs choix : Peut on adapter les moyens aux fins, cerner la pertinence de méthodes en fonction des contextes, des enjeux ? Mobiliser telle ou telle approche en fonction du projet politique ?
Il s’agit enfin de contribuer à sensibiliser les administrations publiques au design, notamment en précisant de manière plus réaliste la promesse de départ, en s’outillant pour mieux objectiver les attentes et les intentions des parties prenantes (labos ou services commanditaires, autres services, DGS, élus, etc.). Cela contribue par exemple à engager un dialogue sur la vision de l’innovation que porte la collectivité. Sur ce sujet, nous avons publié dans Sonar un petit quizz qui peut permettre d’engager le débat… Il s’agit enfin de porter une forme d’entre deux face à un recours quelquefois un peu idéologique au design des politiques publiques… ou au contraire une demande d’efficacité décontextualisée. « Dans le domaine public il y a souvent l’injonction de faire mieux avec moins. Je peux promettre de faire le mieux possible, avec les moyens qu’on a ».
Qu’aimerait-on regarder, comprendre, mesurer?
Quelle est l’évolution des services ou politiques publiques qui ont fait l’objet d’un travail de design des politiques publiques ? Par exemple dans leur gouvernance (élargissement du nombre et du type de parties prenantes impliquées), dans leur adéquation à l’enjeu de départ (efficience, pertinence, etc.), dans un gain de temps, d’énergie, de coûts, etc., dans leur degré d’innovation (les solutions mises en œuvre sont-elles inédites ?), etc.
… Et plus largement, à quoi avons-nous contribué ? Peut-on expliciter la vision politique, les valeurs qui ont guidé les choix parmi l’ensemble des possibles (émancipation des usagers, qualité de vie des agents au travail, désirabilité de l’action publique, etc.)? Les retournements que la démarche a permis, son utilité démocratique, sociale, sociétale ? La fondation Bloomberg utilise par exemple une approche très quantitative pour valoriser les impacts des innovation-teams déployées dans 25 villes américaines : diminuer de 60% le taux de récidive des prisonniers de l’état de Caroline du Nord dans une situation de surpopulation carcérale coûteuse pour la collectivité, accroître de 700% la délivrance de permis de construire individuels dans une contexte de crise du logement à Los Angeles, réduire le pourcentage de commerces vacants dans les artères commerçantes délaissées de Jersey city de 50%, etc.
Quel est l’impact sur les agents impliqués ? A-t-on renforcé la capacité d’agir, nourri une appréhension nouvelle des problèmes, de nouvelles compétences, un sens retrouvé de l’action publique, etc. « Cette montée en compétences est importante dans la réussite du projet: elle permet aux agents de se l’approprier: ils seront autonome pour re-bricoler les éléments nécessaires pour avancer, auront plus tendance à donner des suites, etc. »
… Et sur la culture de leurs administrations ? : le projet a-t-il permis de questionner les normes et les procédures à l’œuvre, de diffuser une culture de l’essai-erreur, etc. ? A-t-il dessiné des transformations de métiers, fourni un démonstrateur de la pertinence d’un travail moins en silos, d’un management plus horizontal,etc. ? A Mulhouse dans le cadre de la Transfo par exemple, un travail sur la conception de mégotiers ludiques a ébauché une évolution des métiers techniques d’un rôle d’exécution à un rôle de prototypage.
Peut-on expliciter les processus de travail, la pertinence des méthodes, pour mieux les utiliser et les partager? Que produit telle méthode utilisée dans telle situation, avec tel objectif ? Que se passe-t-il si l’on fait varier le contexte, si la phase de prototypage intervient avant celle d’immersion ? Au-delà de l’intérêt à partager de l’expérience, attention cependant à ne pas dé-corréler la méthode du savoir-faire, du facteur humain, du contexte, etc.
… et la constitution d’un écosystème de l’innovation publique : par exemple, le projet a-t-il contribué à la diffusion d’une culture design au sein de l’administration, à la capacité à faire appel de façon mieux informée, plus structurante, à des designers? Suite à un projet d’équipement dans le cadre duquel les designers ne sont intervenus que dans la phase amont, un.e agent analyse : « aujourd’hui sur ce type de projets, on fait des marchés en silos, alors que ç’aurait été bien que le design soit intégré dans l’ensemble du marché ». Plus largement le projet a-t-il permis la montée en compétence des designers, de nouvelles collaborations avec d’autres champs, le développement d’un marché local, etc. ?
Quelques controverses…
Pertinence vs. efficacité ? Les approches traditionnelles d’évaluation des politiques publiques correspondent assez mal aux démarches de design des politiques publiques. « Les approches comme l’evidence based policy sont conçues pour démontrer un effet circonscrit à court terme, alors que les pratiques de l’innovation publique ont potentiellement des effets larges, voire diffus, de long terme, et plus difficiles à évaluer »… D’autant que la transformation des politiques publiques se déploie sur un temps long, dans un écosystème complexe, pavé d’échéances électorales riches en retournements.
Autre différence avec une pratique d’évaluation classique : le point de départ « Quand une approche traditionnelle de l’évaluation s’attache souvent à mesurer l’efficacité d’une solution par rapport à une question initiale, dans le monde du design, on a coutume de dire qu’on ne doit pas répondre à un problème, mais l’inventer. » Plutôt que d’embrasser une problématique dans toutes ses dimensions, le design s’attache à trouver la bonne porte d’entrée, le problème ‘actionable’, au risque de déstabiliser les esprits cartésiens. « On entend souvent que lorsqu’on a trouvé la racine du problème on l’a à moitié résolu ; dans la pratique, ce n’est pas toujours vrai, notamment pour des sujets complexes comme le non-recours par exemple. Il est plus important de trouver des solutions limitées qui ne servent qu’à une personne, mais que l’on va élargir, que des solutions qui servent à tout le monde et donc à personne. »
Evaluer nécessite enfin des points de comparaison qui sont parfois difficiles à trouver. Entre un ancien service et un nouveau service, le second sera fort probablement meilleur, mais comment mesurer l’apport spécifique du design des politiques publiques ? On aurait pour cela besoin de projets ‘passés à l’échelle’, pérennes, ce qui dans beaucoup de collectivités n’est pas encore le cas… Cependant, de plus en plus de projets comme la médiathèque à Lezoux ‘sortent de terre’, qui permettent une comparaison plus fine avec d’autres projets du même type. Ainsi la métropole de Nantes engage-t-elle par exemple aujourd’hui un travail de capitalisation sur les projets d’établissements.
Expliciter la démarche pour la rendre plus crédible ? Il y a besoin, pour passer les projets à l’échelle, d’emporter l’adhésion tant des personnes qui les initient, que de celles qui le mettront en œuvre, et de de celles qui les portent politiquement. Est ce que mieux comprendre la mécanique permet de rallier les sceptiques ? « Ce qui a manqué entre l’immersion et les scénarios, c’est de comprendre d’ou venaient les propositions, il faudrait intégrer dans le processus le fait d’objectiver les choix qui sont faits…» expliquent plusieurs agents. Dans la pratique pourtant, l’adhésion repose souvent plus sur l’implication dans le processus que sur la compréhension de ses mécanismes ; trop se focaliser sur l’explicitation des méthodes comporte de plus le risque de détourner la conversation de l’objet réel du travail.
Etre fidèle à la parole de l’usager ? Le travail du designer est probablement plus d’embrasser un contexte, d’apporter un regard différent, d’imaginer et tester des solutions, que d’être un traducteur. « Dans un projet, je suis le seul à voir l’ensemble. Si des clients viennent me chercher, c’est pour que le projet soit coloré par moi. Notre boulot c’est de pondérer les contraintes ; c’est bien sûr prendre en compte l’usager, mais ne pas lui donner tout pouvoir, c’est aussi notre boulot. L’action publique, ce n’est pas que l’habitant: c’est l’agent, le vivre ensemble, etc. »
Evaluer les projets au regard de leur passage à l’échelle? C’est certainement un indicateur de réussite ; pour autant, attention à ce qu’il ne soit pas le seul. « Dans le design industriel, le designer est chargé de trouver de nouvelles idées, mais le travail de développement revient à d’autres – ingénieurs, techniciens, etc. » Dans la pratique, le passage à l’échelle des projets de design des politiques publiques repose évidemment sur la pertinence des propositions, mais également sur bien d’autres facteurs. «Il faut au sein de la collectivité, l’intuition que l’innovation publique a un sens, que sortir des cadres cela produit des choses, etc. Les projets à succès, ce sont les projets dans lesquels il y a des gens qui ont fait en sorte que cela avance, que les propositions soient mises en œuvre. Si au départ les parties prenantes pensent que cela ne sert à rien, ce n’est pas notre responsabilité. »
Est-ce que le client est content, mais aussi, est-ce qu’il en a pour son argent ? Evaluer un projet uniquement au regard des économies qu’il a permis de réaliser est certainement réducteur. Pour autant, la question du retour sur investissement est réelle, notamment si l’on souhaite s’attacher à travailler hors des métropoles, en zone rurale, avec des collectivités petites ou moyennes, pour lesquelles de telles interventions représentent un coût particulièrement important.
Evaluer, ce graal… ? Au-delà de ces éléments de débat, il faut être attentif à ce que produit l’évaluation, en termes de normalisation, de focalisation sur une forme de mécanique, d’une tendance à une logique “boîte à outils”, etc. D’autant qu’aucune forme d’évaluation n’est réellement scientifique, neutre et dépourvue d’idéologie…
D’autre part, il peut y avoir un décalage entre l’évaluation classique des projets de grande ampleur, dont le financement est inclus dans le projet, et des projets de design des politiques publiques bien plus frugaux, qui laissent peu de ressources pour l’évaluation.
Peut-être s’agit-il plus de rendre visible, de donner à voir la valeur de l’approche du design des politiques publiques que de mesurer une efficacité un peu abstraite. Il y également un besoin d’outils simples, mobilisables par tous, tout au long des processus, pour dialoguer, expliciter une vision, rendre visible et accompagner la pluralité des effets des projets de design des politiques publiques. On en parle le 18 juin?
Merci à Francine Fenet et Amandine Babarit (Nantes Métropole), Guy Kauffmann et Florence Bannerman (Département du Val d’Oise), Hugues Archambeaud (Département de Loire Atlantique), Marion Luu (Département de l’Isère), Hélène Clot (Métropole de Grenoble), Carole Stromboni (Département de Seine Saint Denis), Jacky Foucher (Agence Grr), François Jégou (Strategic Design Scénarios), Kevin André (Kawaa), Romain Thévenet (DTA), Emmanuel Rivat (Agence Phare), Angela Hanson (OCDE), Thomas Delahais (Quadrant Conseil), Grégory Combes (Agence Indivisibles).. pour les généreux et stimulants échanges!