La Maison des Sciences de l’Homme organisait le 29 nov. 2016 une journée d’étude sur le thème « Les Chercheurs et l’Action, situations, collaborations et finalités ». Une manière de prolonger notre article de blog « Mieux comprendre la recherche-action » . Retours sur une matinée d’échanges.
TEMPS 1: « Pourquoi de nouveaux paradigmes de recherches? ».
Pendant cette première session, plusieurs visions s’expriment tour à tour.
Tout d’abord, Bernard Stiegler, fondateur de l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI), présente le projet de Recherche Contributive lancé sur le territoire de Plaine Commune. Le projet vise à redéfinir la place des savoirs, aujourd’hui en crise. Les modes de conservation et de transmission des connaissances sont bouleversés par l’arrivée du numérique. Afin de reconsidérer la production de connaissances comme puissance et mémoire collectives, Bernard Stiegler utilise la notion de communs dont nous avons déjà parlé de nombreuses fois sur ce blog (par exemple ici ou ici). Pour « recapitaliser les savoirs », il est nécessaire de créer les institutions qui permettront un transfert entre la recherche et la société (et vice versa).
Ensuite, Sylvain Lazarus, anthropologue et enseignant à l’Université Paris 8, s’intéresse à l’impact de la pensée politique des chercheurs. Dans les siècles précédents, le savoir scientifique servait à la fois à une construction individuelle et de référence sociale. Puisqu’aujourd’hui, dans notre monde « contemporain à la recherche de ses propres termes », le savoir n’a plus une place centrale dans ce qui fait société, la question du rôle des chercheurs et de leur capacité à refléter le monde contemporain est en jeu. Sylvain Lazarus donne l’exemple d’une démarche de recherche-action sur la crise des banlieues. Au cours du projet, les chercheurs ont mené une série d’entretiens collectifs. De ces entretiens, ils en tirent des contributions individuelles et signées par les participants, et non pas un rapport généralisé et anonymisé. Cela pose plusieurs questions, dont celle de la place et de la reconnaissance qui est donnée à chacun quand le savoir est ainsi co-produit entre citoyens et chercheurs.
Enfin, Marion Carrel, sociologue, évoque son travail au sein d’un projet mené par ATD Quart Monde, Equisanté, visant à croiser les savoirs de personnes en situation de pauvreté et de chercheurs, à l’image par exemple des démarches féministes qui ont utilisé les sciences sociales pour légitimer leur propos et valider leur expérience. Pour Marion Carrel, il s’agit de « transformer l’expérience en savoir ».
Elle en profite pour livrer quelques apprentissages :
La nécessité de la présence d’intermédiaires, tiers de confiance (ici, ATD Quart Monde) pour maitriser le rapport de force et pour éviter un dialogue entre un chercheur isolé et un interlocuteur isolé. Sans ces « ponts », les personnes en situation de pauvreté du projet Equisanté seraient restées dans la position d’objets d’enquête à analyser.
La diffusion de ce qui se passe au sein de petits groupes vers l’extérieur : comment passer de changement des pratiques individuelles à un changement des pratiques structurelles ? Marion Carrel insiste sur la nécessité de médiatiser la recherche-action et d’intégrer « les chefs » au sein même du processus.
La confrontation des savoirs est violente pour le chercheur dont la posture sociale est remise en cause. Mais elle est tout aussi violente pour la personne en situation de pauvreté qui ressent l’inégalité sociale avec le chercheur. Il est alors nécessaire de penser ces inégalités sociales au sein du processus de recherches pour ne pas les amplifier (par exemple, aménagement de groupes de paroles non-mixtes). Marion Carrel appelle cela le « savoir situé ».
Le savoir est un enjeu d’émancipation. L’expérience est une connaissance particulière de la réalité. Conscientiser cette connaissance offre une prise sur la réalité et donc un certain pouvoir. La recherche-action a une action directe sur la vie des participants. Ainsi, après avoir participé à Equisanté, une patiente de l’hôpital se permet de dire à son médecin qu’elle ne peut pas payer le traitement qu’il lui donne et qu’il faut donc trouver une autre solution.
TEMPS 2: « Les chercheurs interpellés, par qui et pour quoi? ».
Pendant cette deuxième session, nous découvrons le Laboratoire d’Innovation Sociale par la Recherche-Action (LISRA) représenté par Hugues Bazin et Mélanie Duclos.
Selon Hugues Bazin, la recherche-action est née d’un sentiment d’incapacité à interpeller les institutions, une dépossession des acteurs sur les situations. La recherche-action étudie, développe et expérimente de nouvelles formes instituantes, un nouveau vocabulaire.
La situation des biffins (vendeurs de rue) à Paris en est un bon exemple. Le mode de vie des biffins est basé sur la récupération et des circuits économiques alternatifs. Cette démarche pourrait-elle amener des éléments de réponses à la crise économique et écologique? Les biffins sont en manque de légitimité car leur « valeur d’usage » est peu reconnue par la recherche institutionnelle, d’où l’action du collectif Rues Marchandes. Le projet de connaissance et de revalorisation de la maîtrise d’usage des biffins se heurte aussi au manque de lieux intermédiaires dans lesquels conduire une recherche-action : où se rencontrer ? La parole est toujours située dans un contexte social. Aujourd’hui, existe-t-il un espace où les citoyens tels que les biffins peuvent faire entendre leur voix ? Existe-t-il un espace où les chercheurs peuvent confronter leurs propres prescriptions à l’expertise populaire ?
D’après Hugues Bazin, des démarches de recherche-action émergent, mais il manque des tiers-espaces qui évitent leur récupération ou leur marginalisation, faisant ainsi écho à l’intervention de Marion Carrel en première partie.
Le dernier intervenant est Marc Lipinsky du CNRS. Il revient sur les Picri, appels à projets co-élaborés et co-accompli entre les chercheurs et le monde associatif (sur un pied d’égalité). Quels sont les difficultés de ce type de partenariat ?
Les projets qui ont le mieux marchés sont ceux portés par des acteurs qui se connaissaient déjà.
Le rythmes de travail sont très différents: le temps de la recherche est un temps long, comparé au sentiment d’urgence que peuvent ressentir les membres d’une association. Il existe aussi un décalage entre les chercheurs qui y travaillent à plein temps et sont payés pour cela, et les membres des associations qui sont souvent bénévoles.
En ce temps de numérique triomphant, la question de restitution et de mise en commun des recherches est centrale. Mais elle démontre aussi le besoin de passer d’une démarche marginale (donc difficilement accessible) à une démarche majeure. Economiquement, c’est un modèle intéressant en temps de crise (sortir d’un modèle où seuls des chercheurs sont légitimes de conduire une démarche de recherche), mais pose des questions éthiques (exploitation des usagers / mise au chômage des chercheurs).
Enfin, comment évaluer ce qui sort de ces recherches ? Les indicateurs de succès ne sont pas forcément quantifiables…
En guise de conclusion…
L’idée que le test et la participation citoyenne ne peuvent être conduits uniquement pour la forme semble réunir tous les intervenants, y compris Patrick Braouzec, président de Plaine Commune. La démarche de test fonctionnerait ainsi comme un premier pas vers une évolution que les chercheurs permettraient de théoriser et de formaliser – à La 27e Région bien sûr, même si les mots que nous utilisons comme « design » ou « essai-erreur » ne sont jamais évoqués directement. A propos de vocabulaire, voici une petite anecdote pour conclure cet article:
Lorsque l’heure du repas est annoncée, une auditrice assise derrière le chercheur Sylvain Lazarus se penche vers lui et lui souffle :
« Excusez-moi, lorsque vous dites qu’il faut prendre en compte « le point-usager », est-ce que vous voulez dire « le point de vue des usagers » ?
Sylvain Lazarus sourit, il parle bien du « point-usager ». Et l’auditrice insiste « Alors je ne comprends pas, pourriez-vous m’expliquer ce que vous voulez dire par ce terme sur lequel vous construisez votre discours ? »
Pour faire recherche commune, ne devrions-nous pas commencer par parler un vocabulaire commun, qui ne soit pas le marqueur de « qui est de la recherche, et qui n’en est pas » ?