Onze conseils pour une « permaculture » des laboratoires d’innovation publique

Posted on 17 juin 2022 par Stéphane Vincent

Depuis l’été 2018, un collectif d’innovateurs publics canadiens réunis au sein du programme « Transforming cities from within » (Transformer les municipalités de l’intérieur) mène un travail de recherche et d’apprentissage collectif sur le thème des laboratoires d’innovation publique. L’une des co-initiatrices de ce programme est Lindsay Cole, animatrice du laboratoire d’innovation de la Ville de Vancouver (Canada).

Lindsay est l’auteure d’une thèse qui nous a inspiré le programme de recherche-action les Labonautes consacré à l’avenir des laboratoires d’innovation publique, mené en partenariat avec la DITP, le TiLab et une quinzaine de praticiens et professionnels de l’innovation publique. 

Dans ce billet publié en mars dernier, Lindsay Cole et sa collègue Lily Raphaël tentent de résumer les enseignements de leur travail sous forme de conseils, tous empreints d’une vision holistique et systémique qui n’est pas sans rappeler l’écologie naturelle et les principes de la permaculture. Les voici ici traduits et annotés en italique à partir de nos propres travaux.

1. Prenez le temps de théoriser la finalité poursuivie par votre laboratoire d’innovation publique et sociale, et de relier cette finalité à vos activités, vos méthodes et techniques, vos outils d’évaluation et vos approches d’apprentissage. Il n’y a pas de mauvais moment pour commencer à le faire, que le laboratoire soit en cours de préfiguration ou qu’il soit déjà bien établi. Construisez, testez, corrigez et reformulez votre théorie du changement en tant qu’activité stratégique régulière. C’est ce qui garantira un apprentissage actif et régulier de ce que fait le laboratoire au fil du temps. Cet effort nourrira un dialogue continu, favorisera des débats, rendra visible des controverses et favorisera la mise en cohérence entre les acteurs du laboratoire. C’est ce qui permettra au laboratoire de se renouveler, à la façon de versions successives, étapes par étapes, au fur et à mesure qu’il apprendra de ses interventions, que le paysage des acteurs évoluera et que les problèmes prioritaires, les opportunités et les contextes évolueront.

On retrouve ici la « théorie de transformation » promue par Lindsay dans sa thèse, et que nous avons tenté de nous appliquer à nous-même, à la 27e Région. Mais c’est aussi une invitation à envisager le laboratoire d’innovation comme une série de cycles et d’étapes, de tournants successifs qu’il faut apprendre à identifier et à anticiper, comme l’avait fait en son temps le MindLab, laboratoire d’innovation danois.

2. Soyez clair, précis et sincère sur ce que signifie « innovation » au sein du laboratoire, et utilisez le bon vocabulaire pour le décrire. Si le laboratoire vise à rendre les services existants plus efficaces, ou s’il se concentre sur l’amélioration de l’expérience client/utilisateur avec divers services, décrivez-le comme tel. S’il s’agit de travailler sur des défis complexes, de rechercher la transformation ou de cultiver des formes émergentes de politiques publiques, décrivez l’innovation de cette façon. C’est ce qui aidera l’équipe du laboratoire à être cohérente et à choisir judicieusement les activités, les techniques et les approches d’évaluation les plus adaptées. Il sera aussi plus facile de définir et communiquer vos attentes aux écosystèmes plus larges d’acteurs dont le laboratoire fait partie, autant en interne qu’en externe. C’est ce qui peut permettre d’éviter les pièges des « buzz words », du marketing et de « l’innovation-washing » dans lesquels tombent de nombreux laboratoires. L’apprentissage entre laboratoires d’innovation en sera facilité, car il sera beaucoup plus facile d’identifier quels sont ceux qui portent une approche similaire. Nous avons besoin de tous les types d’innovation – la variété est importante pour la vigueur de l’écosystème dans son ensemble – mais cela doit s’accompagner de clarté, de transparence, de pertinence et d’honnêteté.

Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup ! Une invitation salutaire à la clarté et au courage de sortir de l’innovation-washing en explicitant sa vision de l’innovation. Une astuce pour s’y mettre : pour réfléchir collectivement à cette question, bannissez le mot « innovation » le temps d’un atelier. C’est la meilleure façon de décrire exactement ce que vous entendez par là !

3. Travaillez habilement, stratégiquement, avec empathie et en pleine conscience des forces qui maintiennent le système en place, les structures et paradigmes dominants de gouvernance et de pouvoir qui influencent et façonnent votre réflexion et votre travail. Le laboratoire doit travailler sans relâche pour les identifier, les nommer et les décrire, et sa stratégie doit pleinement s’inscrire dans la volonté d’imaginer et mettre en oeuvre des alternatives à ces forces dominantes. Créer des espaces intellectuels, sociaux, créatifs et émotionnels qui ouvrent un espace pour ces réponses alternatives – pour vous-même et pour les autres – est un travail fondamental pour un laboratoire. Pouvoir profiter de tels espaces est essentiel lorsque vous vous retrouvez acculés, ou à chaque fois que vous risquez de renforcer certains modèles dominants, pour vous assurer que vous disposez de toutes les ressources dont vous avez besoin pour continuer, comme par exemple vous entourer de vos proches, faire une pause, écouter votre corps, etc.

En France, la question des rapports de domination est encore un impensé (ou un tabou) au sein des administrations. Nous ne sommes pas non plus habitués à parler des laboratoires d’innovation comme autant d’espaces pouvant apporter des réponses alternatives aux paradigmes dominants, ou pour identifier les forces qui maintiennent le système en place…Même s’il est difficile d’adopter cette posture dans les premiers temps, s’ils veulent résister au temps et jouer un rôle vraiment transformateur, il est important que les laboratoires soient sans cesse en quête du prochain paradigme à remettre en cause.

4. Soyez digne des opportunités qui vous sont offertes. Nous qui travaillons dans des laboratoires d’innovation sommes -pour la plupart- extraordinairement chanceux, du simple fait que nous sommes autorisés à travailler différemment du reste de nos organisations. Cette situation nous oblige, nous invite à agir avec courage et à aller aussi loin que possible dans le cadre inédit qui nous a été offert. Très peu de personnes qui travaillent dans le secteur public bénéficient d’espace de travail aussi permissifs. Même si travailler au sein d’un laboratoire d’innovation semble souvent difficile, contraint et risqué, il est de la responsabilité des praticiens de laboratoire d’innovation d’être aussi courageux et ambitieux que possible. Ils doivent saisir cette opportunité pour tenter, sans relâche, d’élargir le périmètre de ces espaces pour les autres praticiens, pour aujourd’hui et pour l’avenir. Un laboratoire d’innovation n’est certainement pas le type d’endroit où l’on emprunte la voie voie la plus facile et mieux tracée…

Les équipes en charge des laboratoires d’innovation publique n’entendent pas très souvent cet appel au courage, à l’engagement et à l’ambition… Elles ressentent souvent une certaine schizophrénie, entre un mandat inédit d’un point de vue officiel (pouvoir librement questionner, critiquer l’organisation et ses politiques publiques) et un statut réel souvent sans rapport (une faible représentation en comité de direction, des trajectoires professionnelles et salariales de chargés d’études et/ou de projets, avec des perspectives faibles ou imprécises). Un conseil qui rappelle que pour concrétiser courage et ambition, il faut aussi prendre soin de ces postes en termes de RH, de recrutement, d’appui, de rétribution…

5. Établissez des relations de réciprocité et d’alliance avec d’autres qui travaillent à la transformation. Le travail des laboratoires d’innovation est difficile, souvent marginalisé et doté de faibles ressources. Il y a très probablement d’autres membres de votre organisation et/ou communauté qui portent des ambitions similaires dans différents domaines, et dont les luttes sont identiques -un peu comme s’ils naviguaient dans des bateaux différents, mais au fil du même courant. Dans le cas du Solutions Lab, nos ambitions d’innovation sociale et de transformation visent à épauler les efforts de nos collègues travaillant à la réconciliation [avec les populations amérindiennes], à la décolonisation et à l’équité. Explorez vous aussi ce que vous avez en commun, comment vous pouvez vous allier les uns avec les autres et progresser ensemble.

Les laboratoires d’innovation qui ne bâtissent par d’alliances internes et externes s’étiolent rapidement. Dans le programme La Transfo, identifier et s’appuyer sur les écosystèmes existants, internes et externes, visibles et « sous le radar » est un prérequis du programme. 

6. Assurez-vous que votre laboratoire ne devienne pas un club pour happy fews, mais plutôt un catalyseur et le support d’une infrastructure d’innovation composée de personnes et favorisant la mise en relation. L’approche « club », même lorsqu’elle est proche du pouvoir, ne permet pas de transformer une organisation et des systèmes entiers. Inspirez-vous des mouvements qui mettent l’accent sur l’ouverture, la transparence, l’engagement citoyen, la co-création, l’impact collectif, les communautés de pratiques, et intégrez cette philosophie dans la conception du laboratoire. Adoptez une approche ouverte sur l’extérieur, fondée sur le renforcement des capacités et capable de créer un mouvement diversifié, engagé, polyvalent de personnes innovant ensemble. Cette approche a toutes les chances d’être plus durable et de produire des effets plus significatif au fil du temps.

Beaucoup de laboratoires sont conçus par les décideurs, pour les décideurs. Dans le programme La Transfo, la collectivité engagée dans la préfiguration d’un laboratoire d’innovation s’engager à mobiliser un groupe de 20 agents volontaires le plus diversifié possible en terme de statut, d’âge, de compétences, de position dans la collectivité. Ce parti pris permet d’ancrer le laboratoire d’innovation au sein de la collectivité, mais aussi de diffuser progressivement cette culture au sein de la collectivité.

7. Essayez d’introduire de la diversité dans les responsabilités stratégiques et la structure décisionnelle du laboratoire. Les laboratoires d’innovation situés au sein et sous la responsabilité de l’organisation qu’ils essaient d’influencer ont du mal à créer eux-mêmes les conditions propices à un travail plus transformateur. Il existe différentes façons d’y parvenir : avoir des bailleurs de fonds externes, et diversifiés ; Inclure les utilisateurs dans les structures décisionnelles ; Concevoir une structure de gouvernance qui comprenne d’autres personnes et d’autres organisations.

Beaucoup de labos fonctionnent en « gouvernance limitée », pour ne pas dire étriquée, notamment parce qu’ils n’ont qu’une source de financement. Les plus avisés se sont créé des marges de manoeuvre : le MindLab danois était co-financé par 3 ministères distincts (ainsi que par la Ville d’Odense pendant la dernière période), une partie des activités du Solutions Lab sont financés par l’Université de Vancouver, etc.

8. Prenez conscience de vos marges de manoeuvre et utilisez les pleinement, quel que soit votre statut hiérarchique. Chacun dispose de ces marges de manoeuvre, même si les organisations propres au secteur public tendent à renforcer les formes descendantes, hiérarchiques, patriarcales et coloniales de pouvoir. Tant mieux si l’équipe d’un laboratoire d’innovation a accès à cette autorité hiérarchique… mais il existe bien d’autres formes de leadership à cultiver et de façons de se doter de nouvelles marges de manoeuvre : en mobilisant vos réseaux de contacts internes et externes ; en créant des expériences collectives et fondatrices ; en mobilisant des expertises inédites et des connaissances nouvelles ; par l’accès à des ressources, à du temps et un cadre pour pouvoir travailler autrement ; et d’autres possibilités spécifiques, en fonction de vos propres compétences. Dans le secteur public, on a tendance à porter le regard vers le secteur privé quand il s’agit de savoir qui est le plus innovant. Et si vous et votre équipe assumiez plus clairement ce statut et en profitiez pour élargir au maximum vos marges de manoeuvre ? 

Il y a plusieurs façons d’envisager ce qu’on appelle souvent « le ventre mou » de l’administration : on peut le subir et s’en désoler, mais on peut aussi se servir de ce « flou » et profiter de chaque occasion pour créer de nouvelles marges de manoeuvre… Encore faut-il que l’équipe possède ce savoir-faire non seulement stratégique, mais tactique. C’est quelque chose qui s’apprend, mais mieux vaut en avoir déjà le goût et même une certaine pratique en arrivant…C’est difficile quand on débute, et c’est plus facile quand on a déjà un peu de bouteille dans l’administration !

9. Ne remettez pas l’évaluation du laboratoire d’innovation à plus tard. La plupart des laboratoires d’innovation ne consacrent pas suffisamment de temps et d’attention à l’évaluation, ou bien ils tentent d’évaluer le travail de leur laboratoire en utilisant des critères et des méthodes qui ne sont pas appropriées à leur théorie du changement. C’est ce qui rend difficile un apprentissage véritablement transformateur en mode dit de « triple boucle » (Cf schéma, Argyris et Schoen, 2002). Réfléchissez de façon stratégique à ce que le laboratoire doit mesurer pour donner satisfaction à celles et ceux qui soutiennent son action, et pour être lisible par l’organisation et les décideurs auxquels il doit rendre des comptes. Pensez également à ce qui doit être évalué si l’on veut vraiment comprendre s’il a un impact sur ce qu’il tente d’influencer, de changer ou de transformer. Selon toute vraisemblance, l’évaluation intègrera des principes, des pratiques et des compétences généralement exclues des modes d’évaluation classiques de la performance publique et des approches quantitatives généralement utilisées.

L’évaluation est le graal de nombreux laboratoires d’innovation, qui cherchent désespérément la « pierre de rosette » pour mesurer leurs avancées. Les réponses sont à trouver du côté des démarches d’évaluation qualitative en contexte expérimentalcette série de podcasts vidéos fournit quelques idées pour y parvenir.

10. Apprenez à reconnaître quand il est temps de partir, de vous reposer ou de mettre un terme à l’activité du laboratoire. Parfois, les conditions de travail quotidiennes au sein du laboratoire d’innovation sont tout simplement trop difficiles. Peut-être que rien n’était vraiment idéal depuis le début, mais que cela valait la peine d’essayer, ou peut-être que les conditions ont changé en cours de route. Il n’y a pas de honte à s’arrêter là et à fermer un laboratoire. Décider de son interruption représente peut-être la forme d’intervention systémique nécessaire pour poser des graines pour le futur, « composter » et préparer le terrain d’une autre itération à venir. C’est peut-être une question d’ordre personnel – peut-être que le laboratoire fonctionne bien, mais vous estimez que votre contribution arrive à son terme. Peut-être êtes-vous fatigué ou épuisé et avez-vous besoin de prendre un peu de temps pour vous reposer. Peut-être avez-vous atteint les limites de vos compétences, de votre expérience, de vos talents, de votre enthousiasme, de votre patience. Il est peut-être temps de faire de la place pour quelqu’un d’autre. Peut-être qu’il y a une opportunité ailleurs qui s’est présentée et qui vous convient mieux en ce moment. Il est important de vous accorder continuellement en tant qu’instrument de transformation; c’est un long jeu, et parfois partir, terminer ou se reposer est la prochaine sage décision.

Dans nos administrations, « renoncer », « interrompre », « arrêter » n’est pas valorisé, mais vécu comme un échec personnel et collectif. Beaucoup de gens se sont demandés si la fin du MindLab danois, après 18 ans d’existence était un échec, ou bien plutôt le rappel que tous les cycles ont une fin, que l’histoire ne s’arrête pas mais prend de nouvelles formes collectives et pour chacun. Peut-être sommes-nous entourés d’un certain nombre de laboratoires qui devraient mettre en pause leur activité, pour revenir plus forts ensuite ?

11. Prenez une part active dans la création et l’animation de réseaux et de mouvements entre acteurs. Ce rôle est d’autant plus important que le champ de l’innovation publique se développe sans cesse et évolue rapidement. Collectivement, tout reste à faire : une codification accrue des pratiques, une plus grande mobilisation des connaissances existantes, la création d’un contexte plus propice à de véritables collaboration, le déblocage de nouvelles ressources notamment sous forme de financements, la montée en légitimité et en crédibilité, et la création d’opportunités nouvelles d’apprentissage. Les acteurs « tête de réseaux » (associations d’élus, associations professionnelles, réseaux inter-institutionnels) peuvent jouer un rôle important pour soutenir les réseaux plus émergents de laboratoires d’innovation publique.

La référence à une codification accrue des pratiques est une invitation à appliquer dans la communauté des laboratoires d’innovation publique ce que d’autres communautés de l’innovation ont déjà réussi (celle des living labs européens, ou encore celle des districts innovants), à savoir produire collectivement leur « concept maturity levels » (cf les travaux de Mathias Béjean sur les living labs dans le secteur des medtech, ou les « social readiness level » d’Ellyx pour évaluer la maturité sociale des projets innovants), ou niveau de maturité de concept qui permis à la communauté de monter collectivement en compétence, d’inventer des modes de soutien et des formations plus efficaces. Une piste à suivre pour les Labonautes ?