Le terme d’innovation s’est considérablement appauvri ces dernières années, et nous lui avons toujours préféré ceux de transformation, de transition, de changement et disons-le, de progrès. De fait, la plupart des collectivités que nous rencontrons ne cherchent pas tant à innover -peu ou prou, elles le font déjà- qu’à transformer durablement leur culture, leur fonctionnement, leur façon de fabriquer des services publics, leur type d’impact sur les populations.
Il y a presque deux ans, nous nous sommes demandés par quelles étapes pouvait passer cette transformation. En analysant la situation de nos collectivités partenaires et à partir des enseignements de nos expériences, nous en avons tiré une liste de 9 étapes : découverte, orientation, test, preuve de concept, impact, capacitation, institutionnalisation, écosystème, gouvernance systémique.
Chacune de ces étapes représente une balise, une avancée sur la trajectoire de la transformation. Voici ce que recouvre chacune d’elle :
– Découverte : c’est l’instant « zéro », le moment où les choses se déclenchent au sein d’une administration. Cette étape est le fruit d’un processus durant lequel des décideurs ou des agents se sont par exemple informés par le biais de lectures, de conférences ou d’échanges avec des pairs, de séminaires internes. Cette étape est essentielle, car c’est souvent là que les malentendus peuvent débuter. Pour quelle raison ? Parce que si l’information ou la formation est de faible qualité ou qu’elle est mal comprise, toute la suite risque d’en pâtir. Un exemple parmi d’autres : du fait d’approximations, on ne compte plus les personnes qui confondent « design » et « créativité », ou encore « maquette » et « prototype ». Il existe bien une presse spécialisée et des colloques thématiques, mais au-delà des réussites présentées il est souvent difficile d’accéder à l’envers du décor et d’en savoir plus sur ce qui n’a pas fonctionné. Pour y remédier il existe des solutions : s’informer en faisant appel à des professionnels aguerris ; assister à des « failcon » (pour « fail conference », conférence où ne sont présentés que des échecs) – mais encore faut-il trouver des personnes prêtes à raconter leurs échecs ! ; mais aussi travailler avec les agents sur le sens des mots de l’innovation, pour en extraire ensemble le sens et les inciter à développer un esprit réflexif.
– Orientation : l’innovation est un marché très prospère, avec son offre et sa demande, son secteur professionnel, ses acteurs institutionnels, ceux qui pratiquent l’innovation, ceux qui animent les communautés d’acteurs publics et privés, ses différentes échelles (locales, nationales, internationales), ses différents courants – de l’open data au design en passant par le Lean management ou le « nudge », etc. Pour être en mesure de faire des choix dans ce dédale, les administrations et les collectivités ont besoin de mieux s’orienter, de comprendre les positionnements, les racines idéologiques, mais aussi de comparer le niveau de professionnalisme quand il s’agit de recourir aux prestataires, ou de choisir une école spécialisée pour effectuer des recrutements. Cette étape est complexe car idéalement elle doit être conduite par des acteurs à la fois suffisamment neutres et qualifiés. Les échanges pairs à pairs, entre praticiens et professionnels peuvent y contribuer.
– Test et preuve de concept : ce sont des étapes clés ! Concrètement il peut s’agir d’identifier un thème circonscrit, de créer un cadre favorable à un test sur ce thème, puis de le réaliser, par exemple avec des prestataires spécialisés. L’enjeu est bien de « vivre » ce test, d’en être partie prenante et non pas simple commanditaire-spectateur. Une fois ce premier test réalisé et les enseignements tirés, il faut généralement en pratiquer un second – par exemple pour tester la méthode dans un autre contexte – et même un troisième – par exemple pour élargir le cercle des parties prenantes. Conduire ces tests permet de faire la preuve de concept, et de montrer de quelle façon et à quelles conditions ces méthodes peuvent permettre de produire plus d’impact – non seulement pour celui qui réalise le test, mais pour tous ceux qui ont pris part à l’expérience et peuvent eux-même se faire leur idée. Par exemple, pour la Fabrique de l’hospitalité, le labo des Hôpitaux universitaires de Strasbourg, c’est un travail de design sur les soins palliatifs mené en 2011 qui a permis de faire la preuve du concept, et de développer l’activité du laboratoire ainsi que le recours au design.
– Impact : être capable de mesurer les progrès que les tests ont permis d’obtenir est une question lancinante. Lorsque l’on débute les premiers tests, il convient de ne pas en faire un pré-requis trop fort, sous peine de ne jamais oser se lancer… En revanche, progressivement, il faut être en mesure de s’outiller solidement à la fois en objectifs et critères de succès, et en instruments permettant de mesurer les progrès obtenus. Côté indicateurs, il y a quelques années le MindLab danois proposait habilement de viser pour chaque innovation un ensemble de 4 objectifs complémentaires : l’amélioration de l’impact (telle politique publique produit-elle de meilleurs effets sur ses publics ?), l’amélioration de l’expérience utilisateur (est-il facile pour ses utilisateurs de s’en servir ?), la productivité (pour 1€ investi, les résultats sont-ils meilleurs qu’avant ?), et enfin la plus-value démocratique (en terme de transparence démocratique, de citoyenneté, de réduction de la corruption, etc). Côté outils de mesure, à la 27e Région nous essayons de mener des interviews qualitatifs quelques mois après nos résidences, pour essayer de comprendre ce qui s’est passé pendant et après notre présence – mais nous ressentons aujourd’hui le besoin d’aller plus loin et de nous professionnaliser sur la mesure d’impact. En réalité, tout ceci reste encore très flou et difficile à réaliser sur des projets complexes, par exemple lorsqu’il s’agit de changer la culture d’une organisation. C’est un débat très vif au sein de la communauté des innovateurs publics, et nous avons nous-mêmes décidé d’y consacrer plus d’énergie dans les mois et les années qui viennent.
– Capacitation : ce mot jargonneux est la traduction française d’empowerment, autrement dit « développer des capacités », outiller les individus pour leur donner « plus de pouvoir d’agir sur leurs conditions sociales, économiques, politiques ou écologiques ». L’hypothèse ici, c’est que les démarches de transformation descendantes qui viennent uniquement des élus et ou du top management sont toujours vouées à l’échec. Beaucoup de démarches (plans d’administration, bureaux des méthodes, cellules innovation…) ont échoué pour cette raison. Les publics, les partenaires de la collectivité, mais surtout et peut-être en premier lieu les agents de la collectivité (et pas seulement les cadres !) doivent être les premiers maillons de la démarche, et non des variables d’ajustements. Cette hypothèse est d’ailleurs au coeur de notre programme La Transfo : le pari que nous faisons est que ce sont les agents de la collectivité qui sont les plus à même de concevoir, en lien avec tout l’écosystème interne et externe, les contours les plus adaptés du futur laboratoire ou de la démarche d’innovation de la collectivité.
– Institutionnalisation : cette étape est délicate. Faut-il institutionnaliser une démarche de transformation, par essence non-institutionnelle ? Tous les pionniers le disent : d’un côté, pour parvenir à critiquer avec bienveillance l’institution, il faut avoir un pied dehors ; mais pour que ce travail critique soit suivi de vrais changements, il faut avoir un pied dedans. Comment obtenir cet « entre-deux » ? En veillant à cultiver suffisamment d’indépendance, par exemple en privilégiant les co-financements par des partenaires multiples, plutôt que de n’être financé que par le direction générale ; en se dotant de critères de sélection des projets pour pouvoir refuser ceux qui ne seraient pas adaptés ; ou encore en se dotant d’une gouvernance composée de partenaires diversifiés. Beaucoup de collectivités négligent ces dimensions. Pourtant c’est à ce prix que les démarches de transformation feront la preuve qu’elles apportent quelque chose de différent. Une autre erreur de débutant consiste à aborder cette question de l’institutionnalisation trop tôt dans le processus : beaucoup d’initiatives échouent par péché d’orgueil, pour avoir d’abord communiqué vers les médias, choisi le nom de leur démarche ou de leur laboratoire, défini son périmètre d’intervention – et ce avant-même d’avoir fait leurs preuves aux yeux des collègues, des publics, des partenaires et des élus. C’est pourquoi il vaut mieux débuter « sous le radar », pour éviter de susciter trop d’attentes, de frustration et de déception sur son chemin.
– Ecosystème : après plusieurs années de pratiques, et fort des premières réalisations, on devient rapidement un acteur de cet écosystème qu’on se contentait d’observer quelques temps plus tôt (voir « orientation »). Cet écosystème est d’abord interne à sa propre organisation : la plupart des collectivités pionnières lancent plusieurs démarches de transformation simultanées, sans forcément les faire dialoguer. Au sein de la Ville de Paris par exemple, plusieurs chantiers de transformation cohabitent : autour de la « ville intelligente », de l’open data, du design, de la démocratie participative, de la résilience – pour ne citer que ces sujets. Mais cet écosystème est aussi externe, et la collectivité doit apprendre à construire une vision territoriale de la transformation : comment s’assurer que les mêmes dynamiques de transformation gagnent les partenaires externes de la collectivités ? Comment monter en compétences collectivement ? Comment s’assurer que ces dynamiques deviennent plus collectives, et gagnent des problématiques de plus grande envergure ? Comment s’assurer qu’un secteur économique local se développe dans ce domaine, et monte en professionnalisme ? En France, des acteurs comme le Département du Val d’Oise ont bien perçu cet enjeu : tout en se dotant d’une démarche de transformation par le design, la collectivité veille à ce que ces agents puissent s’acculturer à ces logiques, à ce qu’une école (l’Essec) propose des modules dans ce domaine, créé des Mooc spécialisés, et lance des appels à projets pour aider des collectivités du Val d’Oise à faire elles aussi l’expérience de ces approches.
– Gouvernance systémique : il serait tentant d’y voir le « graal » de toute démarche de transformation. C’est en tout cas un stade où les collectivités sont parvenues à mettre en oeuvre une vision vraiment globale : elles cessent de dissocier les problématiques internes et externes (par exemple non-recours aux politiques publiques, moral des fonctionnaires, qualité de l’encadrement, clarté de la commande politique, etc), ou encore de « mettre en silos » les différentes politiques publiques entre elles, pour au contraire travailler activement sur leur interdépendance. Ce sont des collectivités qui ont réussi dans la mise en oeuvre d’une organisation plus horizontale, où les agents ne sont plus dissuadés de travailler en inter-sectoriel ou de rejoindre des dynamiques externes. Ce sont aussi des collectivités qui cherchent à remettre du sens dans leur fabrique des politiques publiques, en créant des boucles de rétro-action tout au long du cycle, allant jusqu’à ré-interroger la commande politique. Les plus en avance ré-interrogent tous les rituels politico-managériaux (par exemple en matière de planification, de conduite de projet, de communication publique, comme nous essayons de le faire avec notre programme Les Éclaireurs) et inventent des modes d’intervention plus souples et plus conçus à partir de leurs utilisateurs. Ce sont des démarches où de nouveaux modèles économiques sont mis en œuvre, où des fonds pluri-acteurs sont levés et dont les investissements permettent aux démarches d’innovation de sortir de la fragilité. Les premiers signes sont là : on voit par exemple des métropoles commencer à s’inquiéter de l’impact qu’elles ont sur péri-urbain et le rural et à chercher à mieux anticiper sur les effets collatéraux de leur action (ex : Métropole de Nantes) ; on voit également des collectivités tester des formes de crash-test de leur politiques publiques (ex : le « démarreur bienveillant » testé en Pays de la Loire en 2013 puis dans d’autres collectivités) ; des laboratoires d’innovation qui organisent d’importantes mobilisations d’acteurs (ex : le SILK en Grande-Bretagne sur la maladie d’Alzheimer, le TACSI en Australie sur l’aide familiale, les partenariats entre école et collectivité comme au Val d’Oise avec Essec ou le CHU de Strasbourg avec le DSAA le Corbusier, ou encore le partenariat entre le Mindlab et la Ville d’Odense au Danemark)
Cette « typologie » reste une grille de lecture pratique pour se repérer mais qui ne recouvrira jamais parfaitement la finesse des réalités qu’elle cherche à décrire. Bien évidemment, ces étapes n’interviennent pas forcément dans cet ordre, certaines d’entre elles se répètent plusieurs fois, ou encore se chevauchent. Il faut souvent répéter le cycle entier, quand la démarche est en panne, qu’elle prend une nouvelle orientation ou que les protagonistes changent. Et, rappelons-le, il ne s’agit que de notre interprétation, une version zéro faite à partir de notre expérience, et appelée à évoluer. .
Voici d’ailleurs comment, à la 27e Région, depuis 2009 nous tentons progressivement d’explorer chacune de ces étapes au travers de nos programmes de recherche-action et de notre travail de centre-ressources :
Et vous, comment imaginez-vous la trajectoire de changement que doit prendre votre collectivité ? Ressemble t-elle à celle-ci, vous-y retrouvez-vous ? Dites-le nous et adressez-nous vos propres visions et vos commentaires !