Danser avec les paradigmes au rythme de Lindsay Cole

Posted on 12 juillet 2023 par Annabelle Daumas
© @Ed van der Elsken

Les interrogations sur le futur des laboratoires d’innovation publique, mais aussi le rôle des innovateurs publics vis à vis des enjeux systémiques de justice environnementale et sociale dans le secteur public, perdurent au sein de notre communauté. Sur toutes ces questions, depuis quelques temps nous avons engagé un échange avec la chercheuse canadienne Lindsay Cole. Déjà en 2021, Lindsay proposait des outils et des conseils pour entreprendre une réflexion personnelle et collective sur les responsabilités des innovateurs publics. Au coeur se situait la théorie du changement, qui invite à repenser la direction, les ambitions, les processus, les systèmes, ou encore les outils de ces institutions.  Elle engageait notamment ‘une introspection’ sur les nouveaux paradigmes d’innovation dans le secteur public.

Depuis, les questions se sont affinées grâce à son nouveau billet de blog  « Dancing with Paradigms of Transformative Public Sector Innovation » publié sur Medium et que nous relatons dans cet article. Notre interlocutrice canadienne met en lumière l’impossibilité de travailler sur ces défis complexes sous le prisme des paradigmes dominants. Elle propose de retracer les causes profondes de ces défis complexes et rappelle à nouveau la nécessité de repenser les paradigmes actuels, les systèmes et les structures anciennes qui ont créé ces enjeux (« par exemple, la nouvelle gestion publique, le colonialisme, le capitalisme »), car de nombreuses prétendues « innovations » peuvent en réalité contribuer à les maintenir. Dans cette perspective, Lindsay Cole nous invite à mener une chorégraphie ambitieuse. En quelque sort, une nouvelle façon de danser qui passe par le changement, la transformation, l’émergence et la résurgence.

Traduit par Annabelle Daumas

Distinguer les paradigmes de changement, de transformation, d’émergence et de résurgence

Dans les processus de changement, Lindsay Cole rappelle que les fondements et les cadres du système actuel restent incontestés et inchangés, et l’accent est mis sur les améliorations incrémentielles : le changement se produit par le biais d’adaptations progressives. Parler de transformation permet de designer des changements plus significatifs au niveau des personnes, des structures, des processus et des systèmes. Une transformation est souvent déclenchée par un problème, un défi ou une crise mettant en évidence les limites du système actuel. Les pressions croissantes qui s’en dégagent sont également nécessaires pour déloger les approches dominantes. Le changement et la transformation ont tendance à modifier, répondre et/ou s’adapter aux contraintes et dynamiques existantes (dans les routines, comportements, structures de pouvoir). Cependant, ils dépendent de l’histoire dominante, de la force motrice du paradigme actuel, et de sa capacité à comprendre le chemin de transformation à faire.

En s’appuyant sur les réflexions de Dona Meadows dans l’ouvrage Thinking in systems : A primer, publié en 2008, Lindsay propose de projeter des ambitions plus fortes et plus profondes au domaine de la transformation et de se libérer des contraintes existantes pour adopter un cadre et une intention orientés vers un changement de paradigme. Lindsay emploie la notion d’émergence pour nommer cette approche : contrairement à la transformation et le changement qui surgissent après une crise, l’émergence est catalysée par l’aspiration, par de nouvelles opportunités ou visions qui n’existaient ou n’étaient pas visibles auparavant. L’émergence est axée sur l’imagination et la création de futurs possibles, ce qui génère un ensemble de comportements et de pratiques entièrement différents. La limite des possibilités se situe au delà de ce qu’on peut voir avec les lunettes du paradigme existant. L’émergence tend ainsi à considérablement accroître les capacités des personnes, des organisations et des systèmes face aux défis auxquels ils sont confrontés. D’après Lindsay, la résurgence est essentielle dans ce cadre de transformation, car elle rappelle que certaines aspirations ne sont pas nouvelles ou novatrices, mais plutôt anciennes, déjà présentes et souvent marginalisées. La résurgence se concentre alors sur un travail de revalorisation des relations et êtres qui ont été réprimées, marginalisées par les systèmes et paradigmes dominants.

Si au Canada, la résurgence est souvent associée aux cultures autochtones et reflète leurs dimensions spirituelles, culturelles, économiques, sociales et politiques, force est de noter qu’elle réapparaît avec l’enjeu décolonial du territoire, les vestiges du passé colonisé, pour s’incarner dans des politiques de réconciliation ou encore de reconnaissance. Quid du contexte français ? Q’en serait-il des processus catalyseurs de transformation ?  Nous pourrions nous pencher sur le phénomène de la périurbanisation, la manière dont il prône un certain mode d’habitat, d’habiter et d’habitants. Ou encore regarder de plus près les problèmes d’accès aux droits (à l’emploi, la santé, la  mobilité etc) qui sont amplifiés dans les zones rurales et les quartiers prioritaires. Est-ce qu’en France les situations vécues par ces populations pourraient constituer le point de départ d’un processus de transformation réellement systémique ?

 

 

Les différentes facettes du paradigme de l’innovation transformatrice, émergente, résurgente

À gauche se trouve les aspects limités et contraignants des paradigmes dominants auxquels il faut renoncer dans l’innovation. À droite, les aspects du paradigme vers lesquels il faut tendre. Lindsay Cole souligne l’importance de naviguer, de ‘danser’ entre ces deux spectres, qui sont en réalité entremêlés. Le processus d’éloignement/rapprochement est intentionnellement façonné de sorte à renforcer l’idée qu’il s’agit de mouvements, que ces facettes n’ont pas d’emplacement distinct. L’avantage de les présenter de la sorte est d’engager une réflexion sur les tensions et leviers ‘d’intervention’ qu’elles peuvent créer.

 

Changer les paradigmes avec des leviers ‘d’intervention’

Les leviers d’intervention esquissés ci-dessous par la chercheuse -plus illustratifs qu’exhaustifs -, fournissent des exemples de la manière dont la transformation, l’émergence et la résurgence peuvent se révéler selon les personnes et contextes. Force est de souligner que cette chorégraphie ‘ ‘push-pull-pause’ peut avoir une multitude de mouvements, et nécéssite d’avoir recourt à différents niveaux de compétence, de disposition au risque, de responsabilité, d’expériences et modes d’attention. Nous vous proposons alors de vous laisser bercer par les différents leviers de Lindsay car sans doute auront-ils un effet miroir, ou offriront-ils « de nouvelles perspectives, idées et étincelles d’inspiration aux personnes travaillant dans les domaines de l’innovation et de la justice sociale et écologique ».  L’exercice proposé ici pourrait aider à déterminer nos propres sources de résurgence ou encore d’émergence, ou au contraire nos réticences à s’en inspirer (nous en partagerions très certainement quelque uns avec le continent amérindien).

 

 

La sérénade de Lindsay Cole : des facettes et des leviers pour penser en dehors des sentiers battus

Il existe un nombre très restreint de recherches sur le secteur de la transformation et de l’innovation publique. Ou, comme le souligne Lindsay Cole, la plupart se concentrent sur l’amélioration et l’efficience des systèmes et des structures dominants, et ne cherchent pas spécialement à combler ses failles, ou encore à renforcer la théorisation de pratiques alternatives, transformatrices, orientées vers la justice écologique et sociale. En conséquence, la chercheuse Lindsay Cole propose d’embrasser le caractère chaotique et complexe du secteur de la transformation publique, au lieu de le restreindre et de l’enfermer dans des systèmes logiques, des processus linéaires ou encore dans des cadres rigides. Cet exercice vise autant à construire de nouvelles bases de pour soutenir un apprentissage intime et transformateur que d’évaluer sous un autre prisme nos pratiques actuelles, de manière authentique, plurielle, relationnelle et systémique. La danse de Lindsay demande de se dévoiler et de se référer à des mentalités et des approches que nous avons tendance à dé-légitimer ou à considérer comme en marge, tel que le féminisme, la culture queer, les émotions … Certaines personnes pourraient rire devant celui/celle qui prône l’amour et la joie comme catalyseurs d’idées tant cela peut paraître naïf et absurde. Cette remarque renvoie pour autant aux paroles de la chercheuse canadienne, qui ne laisse pas indifférent. En effet, chacun des leviers qu’elle énumère résonne. Ils contribuent à révéler des indices qui concordent et montrent une réticence/volonté de mener ces silencieuses transformations dans les territoires Français, aux niveaux individuel, d’équipe et organisationnel.

 

 

pour aller plus loin : https://transformationallearningopportunities.com/two-loop-theory