Bâtisseurs de labs : Pourquoi, Comment, et quelques idées pour demain

Posted on 20 juin 2016 par Stéphane Vincent

Comme dans beaucoup d’autres domaines, les «labs» sont devenus le nouveau Graal pour le changement dans les administrations publiques et les gouvernements. Selon Nesta, près de 100 gouvernements locaux, régionaux ou nationaux dans le monde ont (ou ont l’intention) de créer leur propre laboratoire d’innovation, du Sud au Nord et depuis les plus petites organisations jusqu’aux grandes institutions internationales telles que les Nations Unis ou la Commission européenne. Mais combien vont survivre, provoquer un changement réel ou encore rester disruptif à le long terme ? Le but de cet article n’est pas de nourrir la controverse autour de ce concept. Il s’agit plutôt d’une première tentative d’explorer une petite sélection de programmes et de méthodes existantes qui visent à créer des équipes d’innovation ou des laboratoires au sein des gouvernements -ou même plus modestement de transférer des compétences en innovation à des équipes existantes. Ces programmes ont été mis en place par des organismes publics, des fondations ou des associations à but non lucratif comme Nesta au Royaume-Uni, Bloomberg Philanthropies aux États-Unis, les réseaux de gouvernements locaux comme SALAR en Suède ou les petites organisations comme la 27e Région en France. *

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1. Laboratoires d’innovation publique : pourquoi et comment ?

Certains décideurs publics nous demandent souvent « qu’est-ce donc qu’un laboratoire d’innovation publique ? ». Pourtant deux questions paraissent plus appropriées : la première est « pourquoi ? », c’est à dire quelles sont les motivations profondes qui président à la création de tels dispositifs au sein des organismes publics depuis quelques années ; la seconde est « comment ? », parce que la route est souvent plus importante que la destination.

Comme le montrait la sociologue Sarah Schulman pendant l’événement Labs2 il y a deux ans à Amsterdam, il y a une longue tradition des méthodologies expérimentales dans l’histoire des sciences et de la technologie. Celle-ci s’est ensuite répandue dans de nombreux domaines, y compris l’industrie et des services. De nombreux gouvernements cherchent aujourd’hui de nouvelles façons de créer plus d’impact sur les populations, et il n’est donc pas très surprenant que le secteur public montre un intérêt croissant pour ces approches. Dans ce contexte, les « labs » représentent un nouveau récit, un nouvel état d’esprit qui renvoie au concept d’essai-erreur et au pragmatisme incarné dès 1927 par John Dewey qui décrivait l’Etat comme « une expérience permanente », dans son livre Le public et ses problèmes.

Mais il y a aussi des raisons spécifiques qui pourraient expliquer la montée des labs. La première pourrait être l’échec de toutes les grandes institutions à apporter des réponses concrètes aux grands défis, au-delà des gouvernements eux-mêmes : par exemple la recherche universitaire, qui n’est pas parvenue à transformer les connaissances en un véritable changement ; les syndicats, dont la représentation se réduit dans la plupart des pays ; mais aussi les grandes entreprises de conseil et d’audit, au moins les sociétés internationales qui tendent à perpétuer des idées préfabriquées. Dans ce contexte, les Labs sont comme des « bricolages » qui auraient à la fois appris de limites de ces anciens modèles, et auraient combiné cette connaissance avec le meilleur des tendances actuelles telles que les cultures « makers », les nouvelles pratiques du design ou de l’innovation sociale.

Une autre raison est liée à l’écart croissant entre les théories de gestion et la réalité des pratiques, qui tend à générer méfiance, frustration et désespoir au sein de nombreuses administrations. Le rôle des labs n’est pas d’ajouter de nouveaux outils -fussent-ils innovants- dans les organisations existantes, mais plutôt de transformer radicalement la façon quotidienne de concevoir et mettre en oeuvre des politiques publiques, et de créer plus de sens et d’impact pour l’ensemble de l’écosystème. Dans une période de déconnexion massive entre les institutions et leur environnement, les laboratoires pourraient précisément contribuer à re-synchroniser les gouvernements avec la société.

Last but not least, après des décennies de gestion de type fordiste, peut-être les laboratoires sont-ils une tentative de ré-internaliser les capacités d’intelligence collective au sein des gouvernements, dans une perspective plus réflexive et durable – un peu comme lorsque les villes ont décidé de ré-internaliser la gestion de l’eau parce que l’externalisation à des sociétés externe n’apparaissait plus très soutenable.

Voilà pour les motivations générales. Maintenant, explorons les idéologies spécifiques liées à l’innovation, la modernisation et la réforme du secteur public. Tout ce qui suit nous rappelle que l’innovation n’est jamais neutre et peut conduire à des visions différentes, par exemple :

  • Dans le domaine de l’innovation sociale, un certain nombre d’initiatives considèrent le secteur public comme une partie du problème plutôt que de la solution ;
  • Pour certains l’innovation revient principalement à utiliser des outils plus innovants, tandis que d’autres appellent à un changement beaucoup plus profond de mentalité et de paradigme dans le processus politique (par exemple quand le programme Radical Change des suédois de SALAR suggère une nouvelle éthique du fonctionnaire public, « tout à la fois serviteur du service public, citoyen et être humain sensible ») ;
  • Dans l’administration, l’innovation est en silos car chacun en a sa propre vision selon l’endroit où il se trouve : du côté du politique, de l’administration (et au sein même de l’administration), ou du côté du citoyen et bénéficiaire des politiques publiques ;
  • Il existe également  des visions différentes de l’innovation selon l’échelle de gouvernement (par exemple entre l’Etat et l’échelon de la ville), selon le pays, l’histoire et la culture politique (par exemple entre la Suède et l’Italie), le profil des initiateurs (par exemple entrepreneur privé vs gestionnaire public) ;
  • Certains considèrent l’élaboration et la conduite des politiques publiques plutôt comme une science, alors que d’autres la considèrent comme un artisanat, voire un art (et parfois un peu des deux) ;
  • Certains nomment « labs » des dispositifs qui n’adoptent pourtant pas de démarche expérimentale ou « essai-erreur », tandis que des organisations ont adopté des dispositifs sans juger utile de les nommer ainsi ;
  • Certains voient les labs comme des espaces pour la résolution des problèmes et la production de solutions (par exemple Innovation Teams), alors que d’autres mettent l’accent sur la recherche et la définition du bon problème (ou « problem-framing », comme le propose par exemple Jesper Christiansen, chercheur anciennement issu du MindLab et maintenant au Nesta)

Certaines de ces visions peuvent être combinées, d’autres sont plutôt antagonistes. Mais tous représentent les directions possibles pour les labs.

2. Les laboratoires sont à l’image du processus qui les a créé

Maintenant, examinons la question du « comment ». On ne crée pas un « lab » de façon top-down, comme les décideurs publics créaient auparavant leurs départements «’innovation». Voilà pourquoi de nouvelles pratiques ont été progressivement mises au point et un écosystème a émergé.

En premier lieu, examinons cet écosystème. Stimulée par des champions comme le MindLab né en 2000, une communauté de pratiques a grandi et  a appris de ses succès et de ses échecs. Un écosystème de taille réduite, mais d’envergure internationale, avec sa propre géopolitique, existe et génère de la valeur, des savoir-faire, des événements (LabWorks, Labs2, Immersion in Public Design, Future State…), des programmes de recherche (par exemple, en France avec FIP Explo, au Royaume-Uni, en Estonie), des marchés, des politiques publiques , des appels à projets (par exemple 6 M € dans le nouveau Programme national d’investissement en France), de la coopération diplomatique (par exemple entre le Danemark et le Brésil). les principaux acteurs sont les gouvernements nationaux et locaux (ou des réseaux de gouvernements), les organismes publics, les fondations, les thinks et do-tans, des associations à but non lucratif, des universitaires, etc.

L’une des activités les plus intéressantes de cette communauté est l’élaboration de nouvelles méthodologies voire la mise en place de programmes, que ce soit pour des projets one-shot, organisation par organisation (par exemple les démarches de FutureGov), ou à des programmes systématiques et inter-administrations (par exemple La Transfo, Radical Change ou Lab’AATF). Tous ces programmes varient dans leurs ambitions, leurs stratégies et leurs méthodologies:

  • Ambitions. De nombreux projets visent à promouvoir de nouvelles pratiques au sein de l’administration (Laboratoire AATF, Radical Change), quelques uns ont l’ambition d’aller jusqu’à institutionnaliser des équipes et / ou créer des espaces d’innovation (Innovation teams, La Transfo, FutureGov …)
  • Longueur et trajectoires. Certains programmes sont de courte durée (quelques jours ou semaines) et se concentrent sur les premières étapes, comme la « lab coaching retreat » organisée en 2015 par Nesta à Londres ; d’autres s’inscrivent à moyen et long terme, entre 1 à 3 ans et couvrent toutes les étapes (La Transfo sur 2 ans, Innovation Teams sur 3 ans). Tous donnent à penser qu’il existe un chemin critique, passant par des passages obligés, qui peut contribuer à réduire le risque d’échec -même si rien ne garantit jamais 100% de réussite.
  • Fondements théoriques. Il est important, mais pas toujours facile d’identifier sur quels théories s’appuient les programmes existants. On peut citer par exemple l’empowerment inspiré par Saul Alinsky (par exemple La Transfo), la politique fondée sur les preuves, ou « evidence based policy » inspiré par David M. Eddy (par exemple Innovation Teams), la sérendipité issue des travaux de Horace Walpole, l’abduction – théorie du raisonnement inspirée de Charles Sanders Peirce également appelée « méthodes des détectives « par Umberto Eco (par exemple La Transfo), les processus d’apprentissage (la plupart des programmes ). A peu près tous les programmes s’inscrivent dans les logiques d’essai-erreur et du pragmatisme prônée par John Dewey.
  • Méthodologies et disciplines mobilisées. Tous les types de professionnels et de praticiens interviennent dans les programmes, issus de nombreux types de disciplines: les profils de base peuvent inclure la gestion traditionnelle du changement ou de la gestion de projet, mais de plus en plus sont liés à la sociologie, l’ethnographie, la conception centrée utilisateur (design d’interaction, design de services, design management, avec le recours fréquent à des méthodes de type « double diamant »). Ils peuvent également inclure des data scientists, des urbanistes et architectes participatifs, des artistes, des activistes, des journalistes, des ethno-vidéastes, etc. Il y a quelques débats et controverses, par exemple entre sociologue et designers, ou entre le design et le design thinking, ce dernier souvent qualifié de «design post-it » déconnecté du changement réel. D’une façon généralement, la pluridisciplinarité et le croisement entre ces disciplines sont systématiquement encouragés, à défaut d’être toujours vraiment mis en oeuvre.
  • Principales activités. La plupart des programmes comprennent des activités pratiques et du coaching. Certains programmes sont plus axés sur les activités « hors sol », d’autres sur des activités in situ (par exemple des immersions créatives inspirées de l’ethnographie). Des programmes comme Innovation Skills (Nesta) proposent des activités en ligne par MOOCs. Tous les programmes comprennent des activités pratiques.
  • Modèles de financement et gouvernance. Il y a un énorme fossé entre les très petits programmes (quelques milliers d’euros) et les 24 ou 36 mois mobilisés par les grands programmes (à partir de 200 000 € comme La Transfo jusqu’à 3 millions de dollars comme Innovation Teams), également entre les programmes one-shot (FutureGov) et les programmes qui engagement plusieurs administrations en même temps (15 villes pour Innovation Teams, 10 collectivités pour la Transfo, pour Radical Change ou le Lab AATF …). Mais quel que soit le coût, l’origine du financement est déterminante et définie en partie qui détient le pouvoir de décision ultime. Certains programmes sont financés en tant que projets de recherche-action par des ressources publiques (La Transfo) ; d’autres sont soutenus et / ou gérés par des fondations privées (Bloomberg Philanthropies) ou des institutions publiques (appels à projets de la Commission européenne), d’autres relèvent du conseil et de la prestation, mais peuvent inclure les droits de propriété et des redevances (par exemple FutureGov). D’une façon général il demeure difficile de financer de tels projets, dont le modèle économique n’est pas rentable du point de vue de marché. Les investissements liés au « digital », qui connait un certain succès, restent une piste crédible.

3. Conclusion : quelques réflexions pour la prochaine génération de méthodes et de programmes

Qu’est-ce que cette analyse rapide nous dit en termes de développements futurs ? Voici quelques directions possibles.

Partage de connaissance, de stratégies, de tactiques et d’astuces

Un certain nombre de livres (par exemple Design for Policy, 2014), de rapports (par exemple Conseil et recherche 2016), de documents (par exemple ceux qui sont partagés sur LabNotes par Nesta) suggèrent des stratégies, des principes, des tactiques et des conseils pour réussir la création de laboratoires d’innovation publique. Est-ce satisfaisant ? Que nous manque t-il, quels sont les thèmes insuffisamment traités ? (par exemple sur des sujets de la résilience aux changements de mandature politique, ou aux modèles de financement) ? Quels sont les nouveaux défis, les points clés que nous devons étudier dorénavant ? Serait-il possible d’aller plus loin, de partager des modèles robustes et en même temps maintenir la singularité de chaque projet?

Impact et responsabilité des laboratoires

A quoi doivent servir les labs, entre identification des problèmes et production de solutions ?Ont-ils besoin de nouveaux modèles en matière d’indicateurs de résultats ? Faut-il mesurer la capacité à fournir des solutions, ou à définir les bons problèmes ? Ou les deux ? Comment pouvons-nous faire de façon concrète ?

De nouveaux modèles de financement

Les labs nécessitent des investissements à long terme. Comment l’obtenir dans une période de réduction des budgets publics ? Faut-il explorer là où il y a encore des fonds publics, par exemple les politiques liées au numérique ? Pourrions-nous imaginer une sorte de «public impact bond », ou est-ce trop sujet à controverse ? Avons-nous besoin d’une sorte de « 1% innovation publique » dans les grands projets publics ?

Passer systémique

Pour le moment, l’impact des labs reste limité à des projets bien circonscrits, et ils parviennent rarement à produire des effets systémiques. Comment pourrions-nous créer cette capacité plus tôt dans le processus? Comment pourrions-nous la développer tout autant à l’intérieur (plus en amont dans l’élaboration des politiques, mais aussi mieux connecté avec des questions internes telles que le management, la stratégie, les enjeux démocratiques, etc) qu’à l’extérieur (avec d’autres administrations, avec les lieux de formations et de recherche, les collectivités, les entrepreneurs, etc.) ? Comment aborder des domaines connexes tels que les partis politiques, les syndicats, le conseil de masse, la recherche universitaire, etc ?

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* Voici une petite sélection de méthodes et de programmes présentés durant le workshop « Labs builders », un événement organisé à Marseille les 16 et 17 juin par la 27e Région avec le Nesta dans le cadre du programme Design for Europe :

Methods and programmes for skills, transferring knowledge within governments

Voici le lien vers le film réalisé à partir de cet événement, et les slides présentés à partir du présent article :