10 ans de la 27e Région, et après ? Regards croisés entre design et sociologie

Posted on 30 octobre 2018 par Louise Guillot

Les 30, 31 aout et 1er septembre dernier, nous avons fêté, avec plus de 130 compagnons de route, les 10 ans de la 27e Région. A cette occasion, nous avons invité quelques participants à prendre la plume pour porter un bilan, depuis leur point de vue, des 10 années passées.

Dans le 1er article de cette série, Cécilia Gurisik et Mireille Diestchy, interrogent un élément clé du projet : la pluridisciplinarité, et plus particulièrement le croisement entre design et sociologie. Cécilia Gurisik est designer et porte un intérêt fort à l’innovation sociale et aux politiques publiques en général. Elle est également enseignante en design à l’In Situ Lab à Strasbourg (DSAA au Pôle Supérieur de design du lycée Le Corbusier). Elle y développe avec ses collègues une formation avec des expérimentations qui s’ancrent dans le terrain, en collaboration avec plus d’une quinzaine de partenaires locaux. Le regard bienveillant que l’équipe de la 27e Région pause sur cette formation a engagé diverses échanges et collaborations depuis ses débuts.  Et l’In Situ Lab vient d’avoir dix ans également ! Mireille Diestchy est docteure en sociologie et enseigne depuis quelques années les théories et méthodes d’enquête propres à l’anthropologie et à la sociologie, au DSAA In Situ Lab en Alsace et à l’Ecole Nationale d’Architecture de Strasbourg. Elle mène des recherches dans les domaines du militantisme environnemental et de la participation citoyenne et démarre en cette rentrée 2018 le programme de La Transfo à Strasbourg avec les designers Chloé Dupuy et Daym Ben Hamidi des Ateliers RTT.

 

La transdisciplinarité s’apprend-elle ?

Cecilia Gurisik : Ces trois jours ont été pour moi l’occasion encore une fois, de m’étonner de la facilité déconcertante avec laquelle on peut croiser ses points de vue avec des personnes aux expertises très variées… Certaines rencontres se transforment alors très vite en une évidence et donnent naissance à des projets potentiels tous azimuts et à des idées de nouvelles collaborations ! Mireille, tu disais je crois, avoir été surprise par la variété des domaines représentés et par le bon accueil réservé aux sciences sociales et à la démarche d’enquête de terrain dans les échanges que tu as pu avoir pendant ces trois jours ?

Mireille Dietschy : Oui, j’ai été étonnée de la réaction positive de mes interlocuteurs à l’évocation de ma discipline. Il leur semblait évident que les sciences sociales soient associées, tant à la démarche de projet en design, qu’aux enjeux de transformation et d’amélioration du service public. Pour les personnes qui partagent l’ambition de la 27ème Région, les sciences sociales, plus encore la démarche d’enquête de terrain et de recherche, paraissent être des ressources essentielles. Quoi de plus surprenant, à une époque où ces démarches d’enquête et de recherche sont en manque de légitimité et de moyens, parce qu’elles prennent du temps et mettent à jour, bien souvent, plus de complexité qu’elles n’apportent de solutions directement applicables. Certains membres de la communauté scientifique appellent ainsi à une science davantage responsable et ouverte (Association Sciences citoyennes), à un ralentissement des sciences (1) à rebours de la marchandisation actuelle des savoirs (2). Et les projets accompagnés et encadrés par  la 27ème Région semblent être un lieu où l’on s’accorde sur la nécessité de chercher et d’enquêter en associant les compétences de champs disciplinaires différents, et cela avec tous les dialogues, mais aussi les difficultés que cela crée !

CG : J’ai maintes fois constaté que cette dimension transdisciplinaire que l’on retrouve au sein de la communauté de la 27e Région, fait de cet espace d’échange un microcosme particulièrement fertile. Au fur et à mesure, initiés par des croisements lors de différentes résidences, chaque participant à de nouveaux projets s’acculture aux autres et à de nouvelles méthodes. Les expériences renforcent et font tomber les craintes d’aller vers un milieu, un domaine que l’on ne connaît pas, une culture dont on n’est pas issue. On sent bien que c’est toujours une histoire de rencontres entre différentes disciplines.

 

Comment envisager la transdisciplinarité ?

MD : Cette rencontre est aujourd’hui abondamment recherchée, dans les financements de projets de recherche notamment, l’approche pluridisciplinaire devient l’évidence et la norme. Mais bien souvent, ces démarches confortent les frontières entre disciplines plus qu’elles ne permettent de jouer avec elles, et la rencontre devient dialogue de sourds. Il s’agit de ne pas confondre, comme nous le rappellent les coordinateurs du numéro 56 de la Revue des Sciences Sociales, les notions de pluri-, inter- et transdisciplinaire. L’approche pluridisciplinaire réunit autour d’un objet commun des chercheurs de différentes disciplines qui en font chacun une étude propre à leur champ. Il est ainsi souligné que “les approches se complètent sans s’hybrider, l’objet est enrichi par la multiplicité des regards dont chacun bénéficie des autres (et publie ses résultats de son côté).” (3). La démarche interdisciplinaire engage davantage l’échange de méthodes et de théories, ainsi les chercheurs et praticiens d’un domaine mobilisent les démarches d’une autre discipline dans le but d’envisager plus largement l’objet d’étude. Mais ici encore, l’ouverture, l’échange ne conduisent pas à une remise en question plus profonde des séparations entre les disciplines, donc d’un ensemble de cadres théoriques, de normes scientifiques et de pratiques qui régissent de manière distincte les champs disciplinaires. Une autre piste est tracée par l’ambition de transdisciplinarité.

CG : En effet, comme l’indique son préfixe, la transdisciplinarité déborde des disciplines et adopte une posture scientifique et intellectuelle qui se situe à la fois entre, à travers et au-delà de toute discipline. Intégrer et dépasser les disciplines et nos propres spécialités pour tendre vers la compréhension du monde, c’est bien ce que prône Edgar Morin, avec la pensée complexe, dans laquelle il évoque entre autres ce que ces approches comportent comme incertitudes à tolérer. La finalité de la transdisciplinarité n’est pas inscrite dans la recherche disciplinaire elle-même. D’un point de vue pratique, c’est bien la réunion de plusieurs expertises qui se sentent enfermées dans leur propre organisation de pensée et dans leur méthode et qui s’ouvrent aux autres, qui vont vers les autres pour chercher à répondre à des questions qui dépassent leur discipline. Le premier programme de la 27e Région intitulé “Territoires en Résidences” défendait dès le départ l’idée que pour percevoir la complexité qui existe sur un territoire et pour amener une forme d’horizontalité dans le projet, il est indispensable de monter une équipe mixte  en mobilisant des acteurs de différents domaines. Sur un plan stratégique sans doute, le simple fait de composer des équipes pluridisciplinaires constituait alors en soi une façon de mettre à pied d’égalité les divers acteurs intervenants dans une même résidence, de dire ainsi “chaque expertise à son importance”, “toutes les voix comptent’.

Au delà de la richesse des apports disciplinaires, ces expériences nous ont montrés que c’est aussi une manière plus efficace de créer de l’implication auprès des décisionnaires ; en conviant systématiquement un élu ou des agents territoriaux à prendre part à ces débuts de transformation. Parce que dans l’approche en silo, on ne s’en sort pas !

Désormais, la transdisciplinarité nous paraît incontestablement nécessaire pour aborder les projets de design public, pour mener une étude prospective dans les administrations, dans les institutions, dans l’espace public et pour proposer des solutions pour transformer les politiques publiques. Elle permet à la fois une approche holistique et systémique puisque les ressources et les données se croisent.

Beaucoup de collectifs et de chercheurs testent l’efficacité des croisements disciplinaires, ça n’est évidemment pas l’apanage des expériences en design des politiques publiques. L’agence d’architecture BIG au Danemark par exemple, réunit des anthropologues, des mathématiciens, des biologistes, des historiens… autour de projets d’urbanisme. La Fabrique de l’hospitalité (living-lab des Hôpitaux Universitaires de Strasbourg) avec qui l’In Situ Lab collabore depuis plus de six ans est un laboratoire d’innovation qui favorise les recherches sur ce mode là. De nombreux collectifs en design public (design des institutions publiques et design pour et avec les publics) travaillent avec des sociologues pour améliorer les approches de terrain et enrichir leur méthodologie. Des plasticiens se rapprochent de la géographie et questionnent les normes de la cartographie, pour ouvrir l’outil à l’appropriation par le plus grand nombre ….. Les sciences cherchent le rapprochement avec les démarches artistiques pour croiser l’approche sensible et intuitive avec des entrées plus raisonnées. Les exemples sont nombreux et commencent doucement à s’institutionnaliser.

MD : Certains explorent, au-delà la transdisciplinarité, “l’indiscipline”. En tant que sociologue, je suis particulièrement sensible à cet effort, auquel nous invitent par exemple Myriam Suchet (4) à transgresser, bouleverser les frontières disciplinaires et ce qu’elles engagent de normes, de catégories de pensées, de manière de s’exprimer également. Et c’est bien au contact de mes collègues et étudiants en design qu’est né ce désir d’explorer une autre manière de faire de la sociologie que celle à laquelle j’ai été formée : une recherche scientifique trop souvent pratiquée et comprise uniquement par les chercheurs. Myriam Suchet présente l’idéal de la démarche indisciplinée comme une manière de “de (re)brancher l’UniverCité sur le monde qui l’entoure […]. Tandis que l’inter- et la trans-discipline maintiennent intactes les frontières disciplinaires, l’indiscipline chamboule chacune des approches à l’intérieur : elle sort la recherche de l’institution universitaire, considère la création comme une forme de vie et le quotidien comme un espace d’expérimentations” (p.14). Pour ce faire, elle doit notamment réinventer sa langue pour communiquer autrement et construire différemment  sa pensée, sans renier pour autant le langage scientifique. Se pose la question de la manière dont on peut, en tant que chercheur, adopter une posture d’indiscipline tout en répondant aux critères institutionnels ?

CG : De la même manière, sur le terrain, si de nombreux chefs de projet ont compris l’intérêt de travailler en communauté pluridisciplinaire, ils se heurtent cependant au problème du format de la commande institutionnelle ou administrative. L’écriture de la proposition tend bien souvent à diviser et catégoriser les expertises auxquelles elle a recours (notamment dans les plus gros marchés publics), en poursuivant une logique d’attente de résultats. Cela ouvre bien sûr aussi un questionnement sur les modes d’évaluation. Imaginez un chef de projet travaillant sur l’aménagement d’un quartier prioritaire de la ville (QPV) et souhaitant faire intervenir une troupe de théâtre qui propose aux habitants de tester une conférence gesticulée…. Il va avoir beaucoup de mal à justifier la commande passée pour un tel projet. Il aura pourtant identifié la nécessité incontournable pour lui d’une entrée culturelle et sensible et voudrait donner plus de sens à son projet en mobilisant les habitants. Il peut parvenir à trouver les financements, mais sans doute lui faudra-t-il ruser, car ce type d’étude ne rentre pas dans les lignes budgétaires.

Et si l’institution parvenait à changer ses modèles juridiques ? Comment faire en sorte que ces modèles s’adaptent au besoin d’expériences nouvelles sur le terrain ? Par où faut-il donc commencer ?

Il y a là une question de formation qui se pose…

MD : À ce propos, il m’a semblé que parmi les personnes que j’ai eu le plaisir de rencontrer pendant ces trois jours, nombreuses étaient celles qui – pour pratiquer des sciences sociales ouvertes à la transdisciplinarité et à la démarche de projet – évoluaient en dehors du milieu académique. Moi-même je cultive une position d’entre deux, un pied dans l’enseignement et la recherche à l’université, un pied dehors. C’est sans doute ainsi que ces personnes et moi-même trouvons l’espace pour construire notre indiscipline ! Mais dans le même temps, on ne peut que regretter que ces pratiques de dialogue, d’échange restent “en dehors” et ne parviennent pas à infuser “au dedans”. Le programme de La Transfo répond à ce défi en initiant au sein même des collectivités d’autres démarches de réflexion et de recherche. Mais peut-être qu’investir le champ de la formation des futurs professionnels, chercheurs et praticiens, serait une manière de diffuser au sein des champs disciplinaires un germe d’indiscipline ?

 

 

Quelle formation pour encourager des pratiques transdisciplinaires ?

CG : En février 2018, l’École polytechnique de Paris et l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs lançaient la chaire Arts et Sciences, soutenue par la fondation Carasso qui souhaite “faciliter les rencontres et créer des passerelles entre des univers qui ne se côtoient pas, afin de rendre possible ce qui ne l’était pas”.

À Sciences-Po Paris, Bruno Latour présente la formation SPEAP comme “une formation unique pour répondre aux défis de notre temps”. Il s’agit d’un master d’expérimentations en Arts Politiques. La majeure partie des personnes qui travaillent aujourd’hui de manière à croiser les spécialités, le font très souvent en réaction à un apprentissage qui se trouve trop étriqué au sein de leur propre tutelle. Dans les administrations et dans de multiples institutions, on va chercher à sortir du cadre pour trouver une contribution ailleurs. Même si la culture entrepreneuriale est plus décomplexée -et je ne dis pas plus authentique- en ce qui concerne l’ouverture à des croisements de la sorte, en jasant à tout va que “l’innovation doit se nourrir de toutes les intelligences”, il n’en reste pas moins vrai que dans beaucoup de milieux on n’est pas réellement formé “en mode projet” à l’ouverture transdisciplinaire. Le projet qui fait se croiser autant d’expertises est réellement appris “sur le tas”, pour ne pas dire sur le tard… Quid alors de la formation initiale ?

Cette discussion qui se prolonge entre nous ici, on l’a commencé il y a quelques temps déjà au sein de l’équipe de l’In Situ Lab. Nous sommes quelques uns à rêver à une formation non diplômante, mais qui viendrait prolonger les expériences que nous menons déjà dans notre formation. En échangeant avec  d’autres membres de la communauté de la 27e Région, on s’est rendu compte que c’est une préoccupation récurrente. Les métiers se rencontrent sur le terrain de l’innovation sociale, mais ces gens ne sont pas préparés à travailler ensemble. Cela pose des questions d’acculturation à l’autre, des problèmes de perception de la discipline de l’autre au-delà de quelques idées vagues et préconçues.
Quand on a commencé à travailler ensemble Mireille, tu te souviens, la préoccupation de la terminologie était forte… même parfois un motif d’incompréhension, de flou important… On s’est rapidement dit que l’on gagnerait à travailler sur un glossaire socio/design. On l’a entamé avec des étudiants d’ailleurs…

MD : Effectivement, nous avons été intéressés par les significations divergentes que nous donnions à de mêmes termes, tel celui de “terrain”, par exemple, qui navigue entre terrain d’enquête, d’expérimentation, de projet. Comment désigne-t-on cet “autre” qui fait face au designer et au chercheur :  l’usager, l’acteur, l’agent, la cible ?

Pour moi qui suis docteure en sociologie, enseigner à l’In Situ Lab a initié une réflexion sur ma propre discipline, ses outils, ses présupposés épistémologiques et notamment la question du rapport du chercheur à l’enquêté.

Si nous revenons à ce projet de formation, quels seraient à la fois les objectifs et les écueils à avoir à l’esprit pour le construire ?

CG : Il s’agit donc de faire entrer d’autres expertises au sein de la formation en mélangeant les étudiants et pas seulement en faisant venir d’autres experts ou  professionnels le temps d’un cours ou juste sur une consultation. C’est indéniablement le projet qui doit permettre la rencontre.

À l’In Situ Lab, nous avons eu l’occasion de tester un tel modèle, en collaborant par exemple avec le département de géographie de l’université de Strasbourg sur le projet “Châtourisme” . Des étudiants en design et des étudiants en géographie sur un terrain historique, un site remarquable pour le tourisme en Alsace : le château de Wangenbourg. Les enjeux de ce projet étaient de proposer des dispositifs qui permettent d’impliquer les villageois-riverains dans la découverte du château. Nous collaborions alors avec l’Agence Destination Tourisme. L’approche a ici gagné en profondeur grâce des productions de cartographies communes aux étudiants des deux disciplines.

Alors quand proposer ces rencontres de travail ? À quels moments dans la formation initiale ? C’est là une question très délicate… S’il est important que cela se produise assez tôt pour que chacun s’ouvre dans ses pratiques, il semble également primordial que chacun ait un parcours particulier et approfondi dans sa discipline d’origine. Autour du projet, qui représente alors un fabuleux prétexte de rencontres et d’acculturation, il m’apparaît comme essentiel de se demander d’abord “qu’est-ce que je peux apporter à ce projet avec mon regard depuis ma pratique disciplinaire”. La conséquence d’une implication permet alors à l’étudiant d’identifier comment l’autre raisonne, comment il réfléchit et donc par conséquent ce que cela lui apporte progressivement. Cela l’amène à faire un pas de côté, à sortir de sa zone de confort, et regarder le projet progressivement sous des angles multiples.

MD : Toute la difficulté est là il me semble : être capable de s’ouvrir à d’autres manières de penser et les intégrer pour être capable de les mobiliser, mais dans le même temps conserver l’expertise qui nous est propre parce qu’elle est un apport essentiel à la démarche. Pour citer à nouveau les coordinateurs du numéro sur l’indiscipline: “Le jeu avec les frontières n’implique pas leur rejet. L’indiscipline explore les limites pour mieux s’y asseoir : elle consiste à jouer avec elles sans jamais s’y oublier, ni les oublier. Elle est la liberté que tout chercheur pratique dans sa démarche, à l’intérieur de sa discipline.” (5).

Dans mon propre parcours, je peux retracer ces premiers moments d’acculturation, où je découvre le design, la démarche de projet, la possibilité d’action sur le monde social qu’il engage. Est venue ensuite la nécessité de revenir à ma discipline, à ses objets et ses théoriciens, aux manières de regarder qui sont les siennes, pour être en mesure d’apporter mon expertise propre en tant que chercheuse et enseignante.

 

CG : Oui cela arrive aussi lorsqu’en tant que designer on s’immerge dans le terrain avec les outils de l’administration par exemple. Il arrive que l’on se glisse dans les pratiques des agents, avec leurs outils. Cela permet un temps d’acculturation,  mais il faut veiller assez rapidement à reconsidérer ce que sont les apports propres du designer, en réorientant sa pratique pour intervenir au juste endroit…

Pour en revenir à la formation, Il me paraît également essentiel de passer par des cours théoriques pour approcher une autre spécialité qui viendrait compléter une formation. L’étudiant en design appréciera dans un cours de sociologie par exemple, de se voir exposer l’histoire de cette nouvelle discipline, pour en connaître la genèse et comprendre la structuration et les méthodes qui en émanent… ne pas se contenter de les « emprunter » sans en comprendre les fondements.

Nous échangions sur cet aspect à Troyes avec Manu Bodinier de Aequitaz, en évoquant la manière dont beaucoup cherchent à s’emparer aujourd’hui, de l’esprit détourné de “l’éducation populaire”, sans jamais avoir cherché à en comprendre les enjeux initiaux, sans en connaître les fondements historico-politiques. Cela n’empêche pas de se réapproprier les modes opératoires d’une autre discipline par la suite. Dans “expertise”, il faut comprendre théorie de la discipline et pratique et c’est précisément cette tension entre les deux qu’il nous faut approcher si on veut que les étudiants d’un champ disciplinaire apprennent à collaborer de façon respectueuse avec d’autres disciplines. Cela devrait calmer les craintes et guérillas sous-jacentes entre spécialités, nombreuses pourtant à bien des endroits, mais que nous n’aurons pas le temps de traiter ici. Disons simplement que nous ne remettons pas les disciplines en question, on ne cherche pas à en fabriquer une seule.

MD : De même, qu’il faut se prémunir de déboucher sur une formation “boîte à outils”, au sens où la formation dispenserait un ensemble de méthodes émanant de disciplines diverses mais sans les contextualiser, sans les accompagner d’une approche critique et rigoureuse. Il est important qu’elles soient mises en oeuvre dans le cadre d’une démarche plus complète, réflexive, ancrée dans une épistémologie, même si elle est à reconstruire parce que fabriquée dans et par le dialogue disciplinaire.

CG : Effectivement sur le terrain des politiques publiques, en tant que designer aujourd’hui, on cherche à prendre des dispositions pour se prémunir contre cette innovation “boîte à outils”. En découvrant les méthodologies du design au sein des administrations, certains sont tentés de croire que  l’initiation à quelques méthodes simples pourrait suffire. Il est évidemment important de conserver à l’esprit la nécessité de collaborer entre spécialités, et non pas de “se faire passer pour”… ou de voler des méthodes contorsionnées à d’autres…

Alors à Strasbourg, on se plaît à imaginer une maquette de formation, qui n’aurait pas la prétention d’être diplômante… mais qui à niveau post-master par exemple, dans un cadre de formation initiale, rassemblerait des élèves de l’ENA, de l’INET, de Sciences Po du design, mais aussi des étudiants titulaires d’un diplôme de sociologie, d’anthropologie… pour expérimenter ensemble des projets de design public dans un format en alternance. Cela pourrait s’inscrire par exemple dans un temps de 6 mois avec deux sessions de projets de 8 semaines chacune, compléter par des approches théoriques, des conférences….

MD : J’imagine bien ce que pourrait apporter une telle formation à des étudiants en sciences sociales, la capacité à imaginer, la possibilité de passer par la matière, par le dessin. Je me suis rendue compte que durant ces trois jours, je suis allée à des ateliers qui m’attiraient pour leur dimension analytique, parce qu’ils incitaient notamment à mettre en question des notions (“innovation”) et des démarches (les délaissés de l’action publique). Il était sans doute moins évident pour moi de participer à des ateliers qui faisaient davantage usage de la fiction, et donc s’appuyaient moins sur une analyse de l’existant que sur ma subjectivité et mon imaginaire. Pourtant, ils m’auraient certainement plus décalée, j’aurais ainsi exploré d’autres démarches de recherche que celles que je manie habituellement.

CG : Oui, cette notion de décalage est salutaire pour rendre l’évolution, le changement et l’innovation possibles. C’est ce que produit le récit bien souvent. La force du designer justement c’est de pouvoir proposer un univers pour ce récit qui y facilite la projection d’autrui et permet aussi l’adhésion au sein d’un groupe de travail, d’autant plus dans les projets collaboratifs et ouverts. Les designers doivent absolument continuer à affûter les outils qui relèvent de la pratique plastique, du dessin (attachés historiquement à leurs formations initiales). Une de leur mission est de raconter une histoire, de donner forme, sans qu’elle soit définitive, mais tout du moins de fabriquer de la trace. Cela permet de proposer une préfiguration discutable du projet, poser un postulat, raconter l’interprétation que l’on fait des choses…

En assistant de plus ou moins près à la gestation de plusieurs laboratoires d’innovation ces dernières années, je me rends compte que la plus grande des difficultés est toujours à l’endroit de la préfiguration. Ah ! Le passage à l’échelle ! C’est pourtant bien ce qui se fait dans la Transfo, on invite à tester, mais cette méthode est encore trop peu propagée. Prototypons donc plus ! Préfigurons !

Et pourquoi pas, préfigurons ensemble ce que pourrait être une formation en mode projet qui encourage les pratiques transdisciplinaires. Stéphane Vincent évoquait alors un summer camp porté par la 27e Région à l’horizon 2020… le moment idéal pour trouver un temps d’expérimentation.

N’attendons pas de savoir quel est l’endroit idéal, il est l’endroit du projet, celui que l’on choisira comme prétexte.

Ne nous demandons pas qui doit porter cette formation pour démarrer, portons une préfiguration ensemble. Le cadre institutionnel pourra se dessiner avec l’expérience.

 


1 – ouvrage de la chercheuse belge Isabelle Stengers, Une autre science est possible !: manifeste pour un ralentissement des sciences, traduit par Thierry DRUMM, Paris, La Découverte, 2013)

2 – Bruno Isabelle, À vos marques®, prêts… cherchez !: la stratégie européenne de Lisbonne, vers un marché de la recherche, Bellecombe-en-Bauges, Éd. du Croquant, 2008

3 – Carpigo, P. Delfino, A. Higashi, C. Humbert, A. Padilla, R. Perrel, P. Ténoudji, Introduction, “Indiscipliné.e.s”, Revue des sciences sociales de Strabsourg, n°56, 2016, p.8)

4 – “De la recherche comme création permanente”, Revue des Sciences Sociales, 2016, n°56, “Indisciplin.é.e.s”, pp.14-21

5 – Carpigo, P. Delfino, A. Higashi, C. Humbert, A. Padilla, R. Perrel, P. Ténoudji, Introduction, “Indiscipliné.e.s”, Revue des sciences sociales de Strabsourg, n°56, 2016, p.9