Avons-nous encore besoin des appels à projets, où bien est-il temps de passer à autre chose ? Il y a 15 ans, nous nous interrogions déjà sur les effets des appels à projets et des programmes visant à favoriser l’innovation et/ou l’expérimentation dans le secteur public. Depuis, leur nombre a explosé, avec de multiples conséquences difficiles à apprécier, sans véritable réflexion politique ni stratégie d’ensemble.
Et si on en ouvrait le capot ? C’est ce que nous avons commencé à faire le 13 septembre dernier lors d’un webinaire, en complément d’un dossier spécialement réalisé pour la revue Horizons Publics. Nos intervenants étaient Ariane Epstein (DITP), Thomas Delahais (Quadrant Conseil), et Maÿlis Dupont. Le replay est visible à partir de ce lien. Plus qu’un compte-rendu, nous tentons ici de poser quelques enseignements et recommandations pour aller plus loin et nous projeter dans le futur.
Une tentative de définition
Tout d’abord, de quoi parlons-nous ? Lorsque l’on évoque les appels à projets, on met l’accent sur les modalités et les critères de sélection, les projets soutenus, etc. Mais on occulte le fait que derrière eux, il y a des programmes, avec des finalités qui peuvent être variables (d’innovation, d’expérimentation, de transformation, etc), une gouvernance, des modes d’intervention, une logistique, des dimensions administratives…C’est cet aspect que nous voulons examiner ici. Pour Horizons Publics, Thomas Delahais définissait ainsi les contours de ces programmes :
– Ce sont des instruments, qu’on peut définir ici comme un ensemble d’outils et méthodes présentés comme « susceptibles d’avoir des effets cohérents au service d’une ou plusieurs finalités » ;
– Ces instruments visent à résoudre des problèmes sociaux, généralement à l’échelle micro, via la mise en place de projets d’innovations sociales, techniques ou socio-techniques, en parallèle ou de façon séquentielle, au service de finalités d’intérêt général (qui peuvent varier et ne sont pas toujours explicites) ;
– Ces projets peuvent prendre la forme d’expérimentations, c’est-à-dire la mise à l’essai d’une idée dans un environnement contrôlé, de façon à en tirer des leçons, ou d’autres formes plus ou moins structurées : incubation, preuves de concept ou POC, projets pilotes, etc. ;
– Ces programmes comprennent souvent, outre des financements généralement conditionnés à des critères de sélection, des actions de formation, d’accompagnement, de mise en réseau des acteurs, d’évaluation, d’aide à la recherche de financement extérieur, de soutien à la généralisation, etc. ;
– Ils peuvent prendre une forme fixe (innovation portant sur un sujet ou en résolution d’un problème donné, méthode répétée de façon similaire à plusieurs endroits, dans plusieurs contextes, etc.) ou plus ouverte.
La partie visible de l’iceberg
Durant la préparation du dossier, nous avons d’abord identifié et tenté de cartographier une quarantaine de programmes correspondant peu ou prou à cette définition. Mais ce n’est que la partie visible de la réalité, sûrement plus proche de plusieurs centaines en une quinzaine d’années, d’une très grande diversité, représentant au bas mot un milliard d’Euros. La plupart sont lancés par l’Etat et les ministères, par les agences de l’Etat (DITP, ADEME, ANCT, ANR…), et par les collectivités, les associations et les fondations privées. Nous avions également jugé important de donner une visibilité à une scène « off » faite de programmes plus expérimentaux, venus du terrain et cherchant souvent à renouveler les paradigmes et les modalités de participation habituels.
Deux cas d’études
Durant le webinaire étaient présentés deux programmes très différents, témoignant de la diversité des finalités, des volumes et des modes opératoires.
Dans la catégorie des programmes lancés par les agences de l’Etat, Ariane Epstein, directrice du pôle design public de la Direction Interministérielle à la Transformation Publique (DITP), a présenté « l’Appel à défis pour une action publique co-construite avec les usagers et agents » (2021). D’une dotation totale de 3M€, il a permis de sélectionner 26 lauréats avec des aides allant de 30 000 à 120 000€. Il s’agissait de retenir des initiatives en amont du statut de projet, qui puissent servir de traits d’union entre expérimentation locale et essaimage à l’échelle nationale. A titre d’exemple, un des projets soutenus portait sur l’assistance à maîtrise d’usage de l’EHPAD d’Aix-les-Bains, porté par le labo des solutions de demain de la CNSA, le Lab Archipel, l’ARS AURA et le Département de la Savoie.
En plus du soutien à des initiatives, certains programmes portent également des objectifs de transformation de l’administration qui les porte. C’est le cas du programme « 100% inclusion » lancé en 2018, présenté par Maÿlis Dupont, sociologue et à l’époque conseillère capitalisation auprès de la Haut-commissaire aux compétences au ministère du Travail. C’est cette année-là qu’un plan d’investissement dans les compétences (PIC) de 14 milliards d’euros est déployé et confié au ministère du Travail. Il prévoit notamment des fonds dits d’« expérimentation » du PIC, sur lesquels est lancé le programme « 100 % inclusion » doté de 700 M€. L’ambition du programme est double : expérimenter de nouvelles modalités d’intervention en direction des 2 millions d’actifs les plus vulnérables, mais aussi expérimenter de nouvelles façons de concevoir des politiques publiques au sein du ministère. Un appel à projets est lancé en juin 2018, avec 4 vagues de sélection jusqu’en 2021, en faveur de plus de 100 projets lauréats financés sur 3 ans, le plus souvent réunissant des consortiums d’acteurs et consistant en des parcours intégrés adaptés à des publics spécifiques, depuis le repérage de ces publics jusqu’à l’emploi ou la mobilité durable.Les bénéficiaires attendus de ces projets sont au nombre de 70000 environ : ce sont des personnes jeunes et peu qualifiées, bénéficiaires du RSA, en chômage de longue durée et localisés dans les Quartiers Politiques de la Ville et zones rurales. L’Etat s’engage finalement à hauteur de 200M€, représentant en moyenne 60% des sommes mobilisées au total.
L’importance d’évaluer les programmes et d’en tirer des apprentissages
Dans beaucoup de programmes, seuls les projets soutenus sont évalués, pas les programmes eux-mêmes. La DITP ne s’y est pas trompée : en plus d’encourager les porteurs de projets à s’inscrire eux-mêmes dans une démarche d’évaluation, la DITP a fait évoluer l’Appel à défis à partir d’une évaluation des précédents appels à projets. Quant au programme 100% inclusion, l’évaluation ultérieure a permis de montrer des effets indirects, par exemple que les expériences soutenues avaient permis la création d’un nouveau type d’opérateur de repérage et de mobilisation, pérennisé dans la loi Plein Emploi.
Évaluer, c’est important, mais pas suffisant. Comment faire en sorte que les acteurs publics tirent bien tous les apprentissages de ces programmes ? Thomas Delahais rappelle que l’apprentissage ne se fait pas tout seul, qu’il doit se poursuivre après l’évaluation, et qu’il faut penser des instruments spécifiques pour rendre la collectivité ou l’Etat apprenant, documenter les suites, des mois et même des années après.
Dans le cas de la DITP, un guide pratique de l’assistance à maîtrise d’usage de bâtiments publics a été conçu collectivement et publié, inspiré par plusieurs exemples de projets soutenus dont celui de l’EHPAD d’Aix-les-Bains.
Après le programme 100% inclusion, des guides de capitalisation ont été publiés. Mais les priorités du programme ont changé en cours de route, avec la crise sanitaire de 2020 et les changements politiques survenus dans la foulée. Alors que l’équipe précédente souhaitait valoriser la dimension expérimentale du programme et les apprentissages qui en seraient issus, la nouvelle équipe souhaitait plutôt voir naître des projets innovants. D’une évaluation qualitative, on est passé à une évaluation fondée sur des macro-données (niveau de consommation des crédits, nombre de projets soutenus, volume des projets).
Selon Maÿlis Dupont, les dispositifs d’apprentissage n’ont pas fait l’objet d’un effort suffisant pour rendre l’Etat apprenant, il aurait fallu les penser pour qu’ils soient utiles jusqu’au moment et à l’endroit où se prennent les arbitrages sur les suites du programme. Heureusement, un héritage existe « sous le radar » : les meilleures pratiques du programme ont été documentées et largement diffusées en ligne, comprenant notamment le modèle de cahier des charges ainsi que le modèle de conventionnement signé avec les porteurs de projets. Le principe du « droit à la modification substantielle des projets », innovation du 100% inclusion, a été très repris, notamment au moment de la crise sanitaire -légalisant une pratique qui se faisait déjà mais sous le manteau.
Les appels à projets, des politiques publiques à part entière
Les appels à projet sont souvent pensés indépendamment des politiques publiques. Résultat, des expérimentations sont financées, mais on ne pense pas leur atterrissage dans les politiques publiques auxquelles elles sont censées contribuer. Il arrive que ce soit voulu (“lançons un appel à projets pour calmer des acteurs un peu trop remuants”), mais souvent c’est juste parce qu’on a oublié de penser la connexion entre innovation et politiques publiques.
Pour y remédier, il faudrait se calquer sur le rythme du mandat : identification des enjeux d’innovation d’une nouvelle priorité politique qui transparaissent de la campagne, programme d’expérimentation pendant le premier tiers du mandat, et surtout un travail collectif entre élu·es, agent·es et acteurs du terrain pour injecter les résultats dans la nouvelle politique publique. Le timing est essentiel : toutes les doivent être anticipées et programmées sur la durée du mandat.
Après avoir lancé une série quasi continue d’appels à projets, c’est le type de réflexion que semble amorcer la DITP. L’Appel à défis lancé en 2019 a été davantage relié aux politiques prioritaires du gouvernement. Il a permis de créer un appel d’air, de repérer des acteurs intéressants, de créer une étincelle pour mettre en lumière des initiatives.
Prendre soin de la gouvernance des programmes
Les choix de gouvernance des programmes sont importants, notamment si l’une de leur finalité est de transformer en profondeur la façon de concevoir et mettre en œuvre des politiques publiques, comme ce fut le cas au Ministère du travail. Pour mener le programme 100% inclusion, il avait été décidé que ce dernier serait directement chef de file, qu’un haut-commissariat y serait dédié, et qu’il serait accompagné de la création d’un nouveau département de la stratégie au sein du ministère. Une configuration qui a placé le ministère au coeur des transformations -contrairement par exemple au Plan d’Investissement d’Avenir (PIA) piloté par le Secrétariat général pour l’investissement, mais dont la mise en oeuvre a enjambé les administrations, pour être finalement confié à des opérateurs délégués comme la Caisse des Dépôts.
Une attention à la gouvernance qui, pour 100% inclusion, apparaît également dans le soin apporté au paramétrage des outils, au conventionnement avec les projets, aux mots utilisés, à l’animation : par exemple, l’attention apportée à la qualité du diagnostic posé apparaît dans les termes de l’appel à projets, et des comités de bénéficiaires participent à la sélection des dossiers ; les conventions sur 3 ans n’exigent pas du porteur de projet un plan de financement complet, l’Etat prendre le risque le premier, avance d’emblée 40% du montant et permet une modification substantielle des projets, rendant le programme plus accessible à de petits porteurs de projets.
Faut-il mettre en pause les appels à projets ?
Comme on le voit, des marges de manœuvre existent dans la façon de concevoir et mettre en œuvre des appels à projet (X). Mais peut-être est-il trop tard ? Comme le rappelle Thomas Delahais, dans les années 2000 les appels à projets avaient la cote : ils rebattaient les cartes, permettaient d’identifier de nouveaux acteurs et de sortir d’un cadre commun réputé rigide. Au fil des années, quelque chose s’est cassé entre les opérateurs et les répondants. Les principes des appels à projets ont été détournés. Au départ chacun était de bonne foi, mais aujourd’hui les acteurs publics le font souvent par automatisme parce qu’ils disposent d’une ligne de financement, et les porteurs de projets travestissent leurs projets existants parce qu’ils ne parviennent plus à les faire financer avec le droit commun… Un « poker menteur » délétère qui accentue la défiance entre les acteurs.
Comment sortir d’une position surplombante dans laquelle les porteurs de projets sont redevables ? Comment recréer de la confiance entre les acteurs ? Comment construire une relation gagnante pour tous les protagonistes ? Quelle modalité permettrait de travailler avec les écosystèmes d’acteurs sans la sempiternelle carotte du financement ?
Faut-il mettre en pause le principe des appels à projets ? On notera à ce sujet que la DITP elle-même ne prévoit pas, pour l’instant, de nouvelle édition de l’Appel à défis : elle a même préféré ancrer la dynamique générée en finançant directement le recrutement de 12 designers dans les laboratoires d’innovation publique. Faut-il, comme l’a fait dans le cas présent la DITP, rediriger les ressources vers des modalités de soutiens plus durables, plus inscrits dans le droit commun ?
Six pistes d’action : on commence quand ?
Plusieurs initiatives tentent actuellement de questionner les appels à projets : les appels à communs de l’ADEME, ou dans un autre registre l’expérience « Acteurs Clés De Changement » que conduit la Fondation de France sur ses modes d’intervention. Que pourrions-nous faire d’autre pour avancer concrètement ? Quelques idées citées durant le webinaire ou dans les temps d’infusion qui ont suivi…
1.Capitaliser sur les apprentissages des programmes passés. Et si l’on choisissait un thème brûlant, et que l’on passait à la moulinette toutes les évaluations des programmes déjà menés sur ce thème ? Chaque année, des centaines de millions d’argent public sont investis dans des programmes dont on ne capitalise pas les enseignements, c’est pourquoi on répète toujours les mêmes erreurs…Un tel travail permettrait d’apprendre collectivement et de ne plus faire ces erreurs !
2.Planifier les programmes futurs. Et si, dans la période de rabot budgétaire qui s’ouvre, de grands opérateurs de programmes et d’appels à projets, comme le Secrétariat général à l’investissement, s’outillaient pour avoir une meilleure vue d’ensemble des programmes en cours et en préparation, afin de pointer les doublons les plus évidents, d’encourager des synergies, d’utiliser les programmes pour ouvrir de nouvelles marges de manoeuvre
3.Soutenir la production de ressources partagées. Chaque appel à projet repart à zéro en termes méthodologiques car rien n’est documenté ni conservé. Il faut consacrer une part des budgets à la création de ressources partagées, en licence libre.
4.Former les concepteurs/trices de programmes. Certains agents possèdent déjà une expérience de la création et de la mise en œuvre d’appels à projets. Mais beaucoup débutent et n’ont aucune référence ni soutien pour les aider. Des réflexions ont déjà été menée pour apprendre à re-designer les appels à projets -cf les travaux de Charlotte Dudignac, notamment pour la Fondation de France. Sur le modèle des modules de sensibilisation à l’innovation publique (par exemple programme CLIP de la DITP, consacré aux laboratoires d’innovation), il serait possible de prévoir un module dédié, en ligne ou en présentiel.
5.Intégrer les appels à projets aux missions. Les projets traités par les appels à projets cachent souvent des enjeux de nature systémique auquel les approches incrémentales ont du mal à répondre et qui appellent plutôt des approches de type « innovation par mission » promue par l’économiste Mariana Mazzucato, et reprise actuellement par certains gouvernement (la Grande-Bretagne) et certaines villes et Régions (le Pays Basque espagnol, les collectivités suédoises, des boroughs londoniens…)
6.Consacrer plus de moyens à des programmes alternatifs. Des programmes comme Reset (ex-FING), Isopolis à la Réunion, le programme Vieillir Vivants, et d’autres programmes venues des sciences citoyennes, de la recherche participative, de le R&D sociale… sont à la fois plus ancrés dans la société, et porteurs d’un renouvellement des imaginaires et des modèles plus marqué que les programmes d’initiative publique. Ils sont fragilisés par des financements insuffisants et leurs apprentissages sont encore ignorés par les institutions..
Dans tous les cas, il serait bon que les grands opérateurs de programmes (en particulier le Secrétariat général pour l’investissement, la Banque des territoires, etc) ouvrent une réflexion de fond sur ces questions. Ou bien peut-être faut-il tout simplement rediriger les financements des appels à projets vers le droit commun, par exemple en créant les postes dont le service public a besoin…