Cela ressemble à la file d’attente d’un concert de rock, mais il s’agit bien du Creative Bureaucracy Festival… Une excellente occasion d’aller explorer à Berlin, en équipe élargie, nos obsessions actuelles sur l’action publique dans les contextes de polarisation, la justice environnementale, les difficultés et espoirs de l’innovation publique à l’ère des poli-crises…
En pratique, le Creative buraucracy festival, c’est une équipe gonflée à bloc d’une dizaine de personnes adossé à la Falling walls foundation, Charles Landry, un fondateur visionnaire qui s’y connaît en entertainment, et plus de 2 000 « creative bureaucrats », rassemblés pour une journée intense (et un peu plus) de openings, meet ups, workshops, etc… Coté line up, c’est 90 sessions en une journée qui vont de (traduit de l’anglais) « Le lab est mort, vive le lab ! », « les dictatures font peur : comment nous devons y répondre », « Traduire les données en politique », « Décoloniser la façon dont nous pensons les transports »…
Dans ce grand raout de l’innovation publique internationale, qui brasse innovateurs publics allemands et du monde entier, des agents publics (un peu) et (beaucoup) de celles et ceux qui travaillent avec eux… on a un peu cherché les français, sans succès ?! C’était en tous cas l’occasion de prendre le pouls du secteur dans un contexte international tourmenté (pessimisme, inquiétude, incertitudes, mais aussi détermination, velléité d’alliances, tenacité…), et en contre champ, de rencontres avec quelques acteurs allemands qui ont bien des choses à nous appendre.
Brève chronique de la bureaucratie creative made in Germany, en in et en off…

De quel gang êtes vous ?
Un festival, c’est aussi l’occasion de jouer au jeu des cinq familles … Petit florilège de personnes et projets croisés… Beaucoup d’acteurs qui évidement font écho à nos questions du moment, avec un regret cependant : n’avoir finalement que peu rencontré d’agents publics allemands.
Dans la famille des Labos, rencontre impressionnante avec CityLab Berlin, laboratoire d’innovation publique géré par la Technologiestiftung Berlin et financé par la Chancellerie du Sénat de Berlin. A l’interface entre administration, monde universitaire, entreprises et société civile, il œuvre depuis 30 ans en faveur d’une ville inclusive, souveraine sur le plan numérique et participative grâce à l’Open Data et aux logiciels libres. En pratique, parmi leurs projets emblématiques du moment, une plateforme permettant de coordonner l’arrosage des arbres à Berlin, un chatbot d’IA pour explorer les productions des administrations berlinoises, ou encore un outil qui offre une vue d’ensemble de plus de 200 centres de conseil pour toute personne ayant besoin d’aide à Berlin… Son équipe de 45 personnes est installée dans le hall d’embarquement de l’ancien aéroport de Tempelhof (la métaphore marche assez bien !), qui leur permet d’avoir un lieu d’exposition dans lequel ils présentent notamment leurs travaux sur la data visualisation, et de faire partie de la stratégie d’influence de la ville, en recevant de nombreuses délégations internationales.
Du coté des cousins de la 27e Région, Politics for Tomorrow construit des alliances entre acteurs publics, ministères, organisme de recherche, réseaux internationaux. L’équipe travaille sur les processus décisionnels, les formes nouvelles de gouvernance et d’alliances et aborde des thèmes comme le développement urbain, les villes intelligentes, les infrastructures de crise, les stratégies de données, et plus encore. En pratique, nous avons trouvé des échos avec leur travaux sur la montée des extrêmes, la formation des élu.es, leur intérêt pour les communs au service de la résilience, leurs recherches sur les infrastructures coopératives au service de l’innovation publique….
Dans la famille des chercheurs, nous avons retrouvé Michelle Zucker, qui a collaboré avec Climate-KIC (initiative paneuropéenne en faveur de l’innovation dans le domaine du changement climatique soutenue par l’Union européenne), et aujourd’hui avec des organisations comme Dark Matter Lab dont elle pilote les travaux sur la gouvernance systémique, ou Arantzazulab, où elle explore l’avenir de la gouvernance collaborative. Elle est également cofondatrice de The Long Conversation Studio, un studio dirigé par des femmes qui se consacre à apporter une lenteur et une vivacité délibérées aux défis liés à la création d’un impact social et au changement. Ce qui nous inspire dans son travail : sa pratique des systèmes d’innovation complexes, sur la construction de coopérations entre des organisations de pratiques, de contextes, d’échelles très différentes, ses recherches sur les formes de gouvernance innovantes.
Dans la famille des community organisers, on vous présente un peu plus bas Zivil Aktion Courage et SPI Stiftung, qui mènent un travail passionnant sur la gestion des conflits.
Dans la famille des amis de toujours, ci-dessous un large aperçu des échanges au sein de nos compagnons de States of change…

States of change, par temps de chaos…
Retrouvailles. Imaginez faire partie d’un groupe d’une quarantaine de collègues et ami.e.s ayant le même boulot que vous, dispersés dans le monde entier ou presque… C’est ça, la communauté d’innovateurs publics States of change ! Lancée depuis Paris dans nos locaux de Superpublic en 2017, sa composition est d’une richesse incroyable, et comprend des pionnier.e.s de l’innovation publique venus de toute l’Europe, d’Amérique du Nord et du Sud, d’Australie et de Nouvelle-Zélande (cf liste complète ici). Les échanges entre les membres n’ont jamais cessé, mais leur dispersion géographique rend les événements présentiels communs difficiles à organiser -la plupart des membres ne s’étaient d’ailleurs pas revu.e.s physiquement depuis 6 ans.
Serrer les coudes. Les retrouvailles étaient d’autant plus émouvantes qu’entre-temps un monde nouveau s’est violemment imposé, avec l’arrivée de nombreux gouvernements illibéraux non seulement allergiques au service public et à l’intérêt général, mais en train de détricoter l’état de droit pour imposer leur agenda anti-démocratique. A l’origine, States of Change avait été créé comme un espace d’inspiration entre ses membres ; il est progressivement devenue une famille dans laquelle des liens forts se sont créés, et cette fois encore SoC s’est avéré être un vrai espace protégé qui rappelle la valeur de construire des communautés, même un peu bricolées ! Dans un contexte où les efforts en faveur de la justice sociale et des enjeux climatiques sont marginalisés comme jamais auparavant, resserrer encore les liens est précieux comme jamais.
Animer des écosystèmes. La crise climatique est l’autre question qui obsède, évidement, la communauté. Comment adresser ses enjeux complexes, quelles compétences pour y parvenir ? Plusieurs des participant.e.s mobilisent des approches variées pour y répondre : la R&D sociale (Jason Pearman, au Canada), la théorie du donut (Nicole Barling-Luke, active dans le projet Regen Melbourne en Australie), l’innovation par mission (Christian Bason, Danemark). Toutes ont en commun de mobiliser simultanément plusieurs centaines d’acteurs publics et privés à l’échelle d’un territoire ou d’un secteur d’activité, et de coordonner des portefeuilles une myriade de projets menés en parallèle autour d’un même objectif. Christian Bason parle de « leadership d’écosystèmes », notions un peu floues mais qui permettent de qualifier l’ensemble des compétences à réunir pour faire ce travail en interne (sur le plan individuel et organisationnel) et en externe, en mobilisant le secteur privé, la société civile, les universités, les acteurs publics. Un leadership qui implique également d’agir de façon plus pro-active, de penser la place des « non-humains » dans l’écosystème, d’envisager les implications à la fois professionnelles et personnelles de ce type de posture, ou encore de faire preuve d’imagination pour sortir des modes de dominations traditionnels entre les acteurs.
Le groove en vous. Pour finir, deux conseils spécial SoC si vous deviez candidater à un poste d’animateur de mission, de donut ou de R&D sociale : si vous êtes agent public, décadrez-vous et ne raisonnez plus seulement en terme d’intérêt pour le secteur public, mais bien en terme d’intérêt pour tout l’écosystème d’intérêt général, public et privé. Second conseil, voyez le leadership d’écosystèmes un peu comme une chorégraphie collective : depuis le bord de la piste de danse, mettez-vous dans le groove, et quand vous sentez que c’est à votre tour d’intervenir, montez sur la piste, puis reculez et sortez quand c’est le tour du suivant !
Et maintenant, que fait-on ? Quelle suite donner au réseau States of Change ? Ben Weinlick (Apolitical) suggère de profiter de l’existence de SoC pour produire une cartographie des écosystèmes d’innovation publique à l’échelle internationale, mais aussi de produire une série de podcasts sur l’actualité du réseau, ce qui nous semble assez pragmatique et utile. Lors d’une retraite à l’Arantzazulab au Pays basque espagnol, nous avions mis au point un temps de répétition international, comme au théâtre, pour tester nos projets, nos hypothèses de travail avant de les développer dans nos pays respectifs. Peut-être une piste pour States of Change ?
Courage et conflictualités …
Et si la lutte contre les polarisations était une mission ? C’est le pari posé par la coalition formé par Aktion-Zivilcourage , une organisation rencontrée en marge du festival. Crée en Saxe dans les années 90, en réaction aux résultats élevés des partis d’extrême-droite lors des élections municipales, ainsi qu’à une propension croissante à la violence en particulier chez les jeunes, qui déstabilisent la jeune démocratie Est allemande. Aktion-Zivilcourage développe depuis 25 ans des actions auprès des collectivités locales, des habitant.e.s, des enfants, des jeunes et des associations. Elle accompagne et soutien notamment les élu.e.s locaux en situation de conflits – voire de crise – face à aux tensions au niveau local. Le panel de sujets est large : arrivée de réfugié.e.s ; mesures liées à la pandémie de Covid-19, l’inflation, la guerre en Ukraine, projets de construction controversés, modification de l’éclairage public, etc.
A coeur de leur travail, l’hypothèse selon laquelle les conflits ne sont pas un problème pour la société mais la norme dans les sociétés démocratiques, et souvent le moteur du progrès social et démocratique. Il s’agit d’analyser et d’orienter positivement ces conflits avant qu’ils ne dégénèrent et ne deviennent insolubles. L’objectif est de renforcer les capacités des villes à gérer les conflits, et les aider à se doter de stratégies pour mieux les anticiper ou bien les traiter lorsqu’ils existent déjà. Il s’agit ainsi de protéger l’espace du débat, pour contribuer à la cohésion sociale, l’inclusion et la démocratie locale.
L’organisation fait aujourd’hui partie d’une coalition d’acteurs qui s’allient pour renforcer leur capacité à lutter contre la polarisation et l’essor de l’extrême droit et du racisme en combinant leurs travaux sur la conflictualité dans les réseaux sociaux, avec les jeunes, avec les élus, etc. Ils développent ensemble des programmes de formation, et travaillent à mieux codifier leurs approches et à monter en qualité.
Ce travail trouve aussi des voies institutionnelles, en réponse à la montée des extrêmes : en réaction à l’attentat de Hanau près de Francfort en février 2020, le gouvernement fédéral a lancé le programme Live Democracy ! (« Vive la démocratie! ») avec pour volonté de s’attaquer à l’extrémisme de droite et au racisme. En 2021, la fondation Stiftung SPI s’est appuyée sur ce programme pour financer un projet de formation-action KoKoMa (Kommunles Konflikt Management) mené dans 13 villes allemandes jusqu’en 2024.
Comment les agents et institutions publiques doivent ils s’équiper pour faire face à la montée des extrêmes et aux conflictualités et tensions qui se multiplient : questions identitaire, usages de l’espace public, sentiment d’injustice liées aux politiques de transition, à la détérioration de services publics… ? De quelle manière « protéger » des espaces de débats démocratiques ? Ces échanges ont évidement fait écho à nos récents travaux sur la réconciliation, et nous ont donné envie de poursuivre la conversation et les projets ensemble !
Agents publics face aux extrêmes… On retrouve ces discussions dans le off du festival, chez les grands acteurs et les fondations, les communautés de pratiques ou les élus comme le maire de Manheim, qui questionne le rôle des agents publics dans un contexte d’affaiblissement de l’état de droit. L’idéologie du Doge a ouvert les vannes de courants qui, sous prétexte de simplification, démantèlent des pans entiers des administrations et services publics, et remettent en question les avancées en matière d’inclusion et de transition.
Quand se dessinent des visions aussi radicalement différentes de l’avenir des institutions, quel est le rôle des innovateurs publics ? Du coté des constats, nos collègues partagent pour certain.e.s des difficultés croissantes à adresser frontalement les questions de minorités, de diversité, voire de citoyenneté (avec par exemple la suppression de services dédiés à ces sujets, ou des interdictions touchant au vocabulaire employé) ; la marginalisation de leur expertise (avec par exemple la sous-traitance de certains rapport à des organismes partisans) ; l’affaiblissement d’instance de contrôle et d’évaluation lorsque celles-ci ne corroborent pas la vision de l’exécutif.
Face à ces constats, au-delà des ajustements (changer le nom des programmes, etc.), de l’adoption du sous marin comme véhicule privilégié, quelles postures, quelles stratégies collectives ? Comment porter un regard plus politique sur nos pratiques ? Doit-on chercher à tout prix l’accès aux lieux de décision, ou bien assumer davantage de rester dans les marges ? Sortir du silo de l’innovation, pour trianguler avec des disciplines à fort effet levier, comme l’économie ? Articuler le discours sur l’innovation publique et sociale avec celui sur le besoin d’infrastructures de sécurité dans les temps ou les guerres reprennent (ce qui est une réalité d’autant plus tangible vu depuis la Finlande, le Canada, ou l’Allemagne) ? Pour Marco Steinberg (Aalto université), il faut « faire mouvement » là où les Etats vont dorénavant concentrer leurs investissements : la recherche de protection et de sécurité, pas seulement dans la défense mais dans les infrastructures, la santé – par exemple dans le renforcement des systèmes et des politiques de santé entre les Etats membres de l’UE. Hefen Wong (Singapour) a bien résumé les trois grandes polarités exprimées durant les échanges : Se retirer et résister de l’extérieur, ou entrer dans le ventre de la bête ? Transformer les institutions de l’intérieur, ou bien désinstitutionnaliser ? Se préparer à reconstruire sur des ruines, ou accélérer l’effondrement des institutions obsolètes ?
Pour conclure, quelques pépites vues à Berlin :
- Plateformcoop.pour créer des infrastructures coopératives alternatives aux monopoles des « méga plateformes »
- Le programme « Cities Ahead » de Goethe Institute (dans le format, l’embarquement des élus par un format « academy » sur deux jours)
- « Adopte un agent », un projet italien de formation des agents publics en pair à pair,
- Derek Alton (Apolitical) qui qualifie de « civic punks » les agents publics rebelles qui veulent changer le status quo- et en a tiré une série de podcasts
- Une autre série de podcasts appelé « Govmakers »
- Le paradoxe de Stockdale, ou « comment allier une foi inébranlable en un avenir meilleur avec une acceptation lucide des épreuves et des difficultés. »
- Cities ahead academy : Culture at the core : 2 jours de formation pour les élus avec des experts internationaux, sur les rôles qu’ils peuvent jouer pour transformer la ville via la culture et la créativité : depuis 3 ans et avec plusieurs pays européens
Allez, la prochaine fois, on vous emmène !? L’envie qui nous taraude en rentrant est évidement de bâtir plus de ponts entre ces communautés allemandes, internationales et nos collègues agents publics français. On aimerait s’y employer en travaillant avec l’équipe du festival notamment ; n’hésitez pas à nous écrire si vous avez déjà des partenariats franco-allemands, ou des projets dans ce sens !