Étudiants en design et secteur public : quelles passerelles pour les jeunes designers ?

Posted on 15 septembre 2021 par Nadège Guiraud

Beaucoup de jeunes designers fraîchement sorti.e.s des bancs de l’école souhaitent s’orienter vers le secteur public, de plus en plus demandeur de compétences en innovation. En effet, elles et ils aspirent à mieux comprendre ce domaine et à l’appréhender dans les meilleures conditions. Mais qu’en est-il des formes de coopération entre les écoles, les universités et le secteur public dans les territoires ? Pourquoi et comment créer des passerelles avec les étudiant.e.s en design ? Quelles sont leurs attentes en termes de formation et d’enseignement ? Des partenariats écoles-collectivités existent déjà, qui peuvent prendre plusieurs formes, de l’accueil de stagiaires et d’apprenti.e.s au soutien et développement de projets d’étudiant.e.s. Quels enseignements peut-on tirer de ces expériences ? Qu’est-ce qui fonctionne, qu’est-ce qui manque ou pourrait être amélioré ? Comment le faire ailleurs et à plus grande échelle ?

La réponse pourrait se matérialiser dans la création d’un continuum entre les écoles, les universités et les collectivités. Au lieu de penser concurrence entre les différentes formations, celles-ci pourraient s’incarner dans un écosystème et construire une vision commune. À l’initiative de certains, des partenariats se forment ça et là : en Loire-Atlantique, entre le Département et l’école de design de Nantes ; entre L’INSITU LAB du Lycée le Corbusier et le CHU de Strasbourg; ou encore entre le laboratoire d’innovation publique de la Région SUD et le Master de Nîmes en Occitanie.

Afin d’approfondir la réflexion, le 6 juillet dernier nous avons exploré le sujet à travers un webinaire, avec la contribution de Stéphane Vincent (la 27ème Région), Aurélie Perrichon (La 27e Région), Florian Graveleau (Loire-Atlantique), Anaïs Triolaire (Région sud), Cécilia Gurisik (INSITU LAB – Lycée le Corbusier). Ainsi que les témoignages et retours d’expérience de Mélanie Mathieu et Lucas Moreau, tous deux fraîchement diplômé.e.s du DSAA design de service public de l’Insitu Lab, Clara-Line Oger et Marie Rondot, apprenties issues de l’école de design de Nantes et Caroline Di Monte, une jeune diplômée du Master design innovation et société de l’Université de Nîmes.

Projet S’bokal, In Situ Lab

Quelques éléments de contexte

Il y a plusieurs mois, le Département du Val d’Oise organisait des ateliers sur le thème suivant : « Identifier comment former les nouveaux designers en design des politiques publiques ? ». Mieux former les jeunes designers au secteur public consiste notamment à les aider à appréhender dans les meilleures conditions le fonctionnement de nos administrations, que ce soit en termes d’obstacles à l’innovation, ou des normes qu’elles imposent. Plusieurs problématiques ont été évoquées lors de cet atelier, en voici quelques-unes :

  • Lors de la prise de poste, la plupart des jeunes designers disent avoir eu besoin de temps pour prendre leurs marques et comprendre l’environnement de l’administration ;
  • Toutes et tous ont ressenti des  lacunes en terme  de culture politique, mais aussi de formation en sociologie, en sciences politiques et en accompagnement au changement ;
  • La plupart se sont retrouvé.e.s face à des équipes faiblement sensibilisées à la pratique et au concept de design ;

La création de passerelles entre écoles, universités en design et secteur public peut-elle répondre à ces différentes problématiques ? C’est que nous allons tenter de comprendre en analysant les leviers et les limites des partenariats existants.

Apprenti.e.s designers en collectivité

C’est en 2011 que le Département Loire-Atlantique décide de s’associer à l’école de design de Nantes. Ce partenariat se traduit par l’intégration d’apprenti.e.s designers au sein des services ou par des projets ponctuels avec les étudiant.e.s de l’école. Le Département cultive aussi une proximité avec certaines chaires de l’école comme le Care design lab dédié aux questions de santé, et de qualité de vie environnementale et sociale. D’après Florian Graveleau, chef d’innovation au sein du Département, ce sont surtout les apprenti.e.s qui ont construit la pratique du design dans la collectivité. « il y avait des démarches menées par les apprenti.e.s qui se produisaient notamment en interne, puis d’autres démarches réalisées par les étudiant.e.s, mais où le résultat et la finalisation étaient moins grands. Lorsque des étudiant.e.s travaillent 15 jours sur un projet ce n’est pas pareil que lorsque des apprenti.e.s y passent un an. »

Lorsque la cheffe de projet qui encadre les apprenti.e.s décide de partir, l’idée de recruter un ou une designer à plein temps s’impose. Il semble que l’implication des apprenti.e.s sur les projets se fasse de manière trop « hachée », leur temps de travail se étant scindé entre la période en collectivité et la période en formation. De plus, leur apprentissage s’effectue sur une durée de 2 ans et certains projets durent plus longtemps, ce qui pose des problèmes de continuité qui peuvent être palliés par un ou une designer permanente. Ici, nous observons quelques limites à ce type de partenariat, mais qu’en est-il de la posture des apprenti.e.s ? L’apprentissage leur permet-il d’être mieux préparé.e.s à exercer dans le secteur public ?

Lors de ce webinaire, nous avons eu l’opportunité d’entendre le témoignage de deux apprenties : Clara-Line Oger du Conseil départemental de la Loire-Atlantique et Marie Rondot du Conseil départemental du Maine-et-Loire. Marie décrit ses deux premiers mois comme « flottants », mais les choses se mettent en place progressivement. Après un an d’apprentissage, Clara-Line tire un bilan positif, dû notamment au fait que la pratique du design était déjà bien implantée à son arrivée. « Je suis la 5e apprentie au CD44, pas besoin d’expliquer ce qu’est le design ». Pour Marie, rattachée à une direction d’accompagnement au changement sans expérience en matière de design, le bilan est un peu inverse : elle est souvent assimilée à une décoratrice d’intérieur et doit passer beaucoup de temps à expliquer ce que sont la culture et les méthodes du design…

Elles terminent leurs témoignages en exprimant des besoins et thématiques qu’elles auraient aimé aborder dans leurs formations. Clara-Line évoque l’importance de connaître « les rouages de l’administration », d’apprendre son fonctionnement ainsi que la différence entre les niveaux des collectivités. Marie, quant à elle, suggère la création d’une ou plusieurs conférences sur le thème des politiques publiques : « quels enjeux composent nos politiques ? ». Elle souhaite aussi un apport plus théorique sur le design de service ainsi qu’une recherche de compétences complémentaires (par exemple design numérique ou design d’espace, etc.) afin d’aller plus loin et d’être plus précise dans l’élaboration des projets.

Construire un tissu partenarial

Au sein du lycée le Corbusier situé à Strasbourg, cela fait une douzaine d’années que le DSAA In Situ Lab (diplôme supérieur d’arts appliquées) existe et une dizaine d’années qu’il s’oriente vers le design des politiques publiques. C’est une formation en design diplômante de niveau master comptant 24 étudiant.e.s provenant du design produits, du graphisme et du design d’espace. L’enseignante Cécilia Gurisik décrit l’association avec le CHU de Strasbourg comme « un partenariat historique ». Aujourd’hui, le DSAA a à cœur de travailler avec des institutions publiques, métropoles, Communauté de communes, communes rurales, Conseil départemental. Le travail mené avec les étudiant.e.s vise à éclairer les services publics sur les usages et à alimenter l’écriture des appels d’offres qui s’ensuivent. L’école établit un lien avec les institutionnels sous la forme d’une convention partenariale. En plus d’être un endroit d’apprentissage pour les étudiant.e.s, c’est aussi une fenêtre ouverte pour les institutionnels. Depuis le début, il n y a eu aucune séparation entre les spécialités de la formation.La posture pédagogique consiste à mettre 3 étudiant.e.s (1 de chaque spécialité) ensemble pour aborder un terrain. Cécilia précise « l’importance de toujours avoir une forme d’horizontalité dans le projet et entre tous les membres concernés ». Les étudiant.e.s vont opter pour des approches participatives, la création d’outils relationnels ou encore l’émergence de projets à travers la maquette, mais aussi des approches plus artistiques pour être tout de suite dans une proposition singulières et provoquer des échanges, plutôt que de privilégier une approche sociologique et anthropologique.

Cécilia Gurisik soulève quelques problématiques rencontrées par les étudiant.e.s lors des projets : « Souvent, les acteurs publics ont du mal à comprendre le juste endroit où l’école se positionne. Mais dans l’ensemble ces acteurs sont plutôt de bonne foi, ils comprennent la dimension prospective, le fait que les étudiant.e.s ne remplacent pas des professionnel.le.s et qu’il n’ y aura pas de projets clé en main. Mais ce n’est pas parce qu’ils ont compris et que c’est acté dans la convention qu’il ne faut pas sans cesse y revenir. Finalement, l’école se retrouve souvent à faire de la pédagogie auprès de l’acteur public. » Comment ne pas se retrouver dans une situation où l’on répond simplement à une demande ? Comment ne pas devenir un prestataire dans ces partenariats entre étudiant.e.s et secteur public ?

Projet S’bokal, In Situ Lab

Mélanie Mathieu et Lucas Moreau apportent leur témoignage sur la réalisation d’un projet en résidence, « S’bokal ». En mars 2020, la communauté de communes Sauer-Pechelbronn invite les étudiant.e.s à venir travailler sur la thématique de la transition énergétique. Jusqu’en 2021, ils travaillent donc leurs projets de diplôme sur des sujets divers, ancrés sur le territoire et reliés à cette thématique. « S’bokal » s’intéresse aux différentes types de conservations alimentaires à travers des workshops,  des ateliers et des résidences pour tester et rencontrer des porteurs de projet. Lors de leur deuxième résidence, les étudiant.e.s sont presque en autonomie : gestion en grande partie sans l’équipe enseignante,  accès aux contrats de partenariat entre l’école et les institutions partenaires et au budget des projets.

En bilan de cette expérience, les étudiant.e.s mentionnent l’envie de s’impliquer plus en amont des projets, lors du montage du projet, et de pouvoir communiquer directement avec les partenaires pour être mieux préparé.e.s à travailler dans ou avec des institutions publiques.

Un partenariat inter-région

Le partenariat entre l’Université de Nîmes et  la Région Sud et est né en même temps que la création d’une part du master design, innovation et société, sous la supervision d’ Alain Findeli, célèbre théoricien du design et de l’innovation sociale, d’autre part du laboratoire d’innovation publique de la Région suite à la participation de la collectivité aux programmes Territoire en résidence puis La Transfo de La 27e Région. Au départ, le partenariat était informel : « on fait des trucs ensemble sans le dire à personne et on verra bien ce que ça donne ! cette logique informelle a duré environ 2 à 3  ans ». Au bout de ces trois ans, la Région décide de mettre en place une convention avec l’Université de Nîmes, et construit chaque année le sujet de travail avec les étudiant.e.s du master DIS. Le sujet concerne toujours trois entités : la Région, l’Université et la structure bénéficiaire. L’enjeu de ce partenariat est bien de répondre aux besoins pédagogiques des étudiant.e.s.

Mais  pourquoi un partenariat avec une école située dans la région voisine (Occitanie) ? Il n’existait pas d’école en SUD-PACA ? Selon Anaïs Triolaire, designer au sein de la Région Sud-PACA, les motivations étaient géographiques -Nîmes n’est pas si éloignée de Marseille- mais aussi liées aux possibilités d’action de cette formation, que les universités de la Région Sud ne proposaient pas. Entre-temps, deux autres partenariats ont été signés avec des écoles du territoire SUD-PACA, la Kedge design school et l’école supérieure de design de Marseille (anciennement lycée Diderot). Ils sont aussi liés à la « dynamique Design Sud », un réseau des écoles de design du territoire, animé par Anaïs Triolaire.

« Nîmes traite vraiment de politiques publiques, donc ce partenariat est logique. Les deux autres écoles ne sont pas du tout sur ces sujets là, mais aujourd’hui ils se rendent compte qu’il y a des opportunités à saisir. D’un côté pour les étudiant.e.s, qui peuvent entendre parler de ces sujets là (design des politiques publiques et de l’action publique) au moins une fois pendant leurs études, d’un autre côté la Région en tant qu’acteur du territoire peut proposer des sujets intéressants. »

Caroline Di Monte, une jeune diplômée du master design innovation et société, fait partie de ceux et celles qui découvrent le design des politiques publiques grâce au partenariat avec la Région Sud. Issue d’une formation à Saint-Etienne, elle réalise plusieurs workshops au cours de l’année et rencontre Anaïs Triolaire. Le design dans le secteur public devient une évidence et elle décide de faire son stage de fin d’étude à la Région Sud et à  l’IRPS. « C’est à ce moment-là que j’ai découvert le design de services et de politiques publiques, c’est l’aspect social que je recherchais, j’ai donc intégré le master de Nîmes. » Selon elle, cette formation est très complète. Elle décrit la participation à des projets concrets et un fonctionnement en grande autonomie, comme dans une agence, avec des enseignants en supports et mentors. Elle met en avant « le module politiques publiques » en deuxième année, avec des intervenants du secteur public et un débat ouvert. « C’est plus qu’un cours, c’est un espace où les étudiants peuvent poser leurs questions et s’exprimer ».

Pour conclure ce webinaire, Caroline Di Monte nous ouvre quelques perspectives pour faire évoluer les formations en design :

« Pour développer les formations, les alternances sont très intéressantes, ça m’a beaucoup manqué pendant mes études, dans d’autres domaines elles sont très répandues mais peu dans le nôtre. Pour le service public, le fait d’être sur le terrain permet une vraie compréhension. Les compétences des différentes collectivités sont normalement enseignées en cours d’éducation civique au collège, et cela m’avait passionné. »

Une réflexion à suivre

Ces différents vécus nous permettent d’entrevoir plusieurs pistes d’évolution mais soulèvent aussi des questionnements. Quelle est la stratégie des écoles et universités concernant la conduite des projets ? Comment la nuance entre projets pédagogiques et projets professionnels est-elle gérée ? Quelles sont les attentes des collectivités vis à vis des designers intégrant leurs services ?

Quelques points importants :

  • Développer la culture politique et administrative des étudiant.e.s à l’aide des formations, faire intervenir des personnes travaillant dans et/ou pour le  secteur public, pouvoir pratiquer davantage le terrain administratif ;
  • Penser un tronc commun entre les différentes formations proposées sur le territoire français, développer une vision commune et réduire l’aspect concurrentiel entre les écoles ;
  • Développer le champ de l’alternance pour les étudiant.e.s en design ;
  • Des enjeux pédagogique auprès des collectivités pour accroître la compréhension et l’acculturation aux méthodes du design ;
  • Former davantage les étudiant.e.s aux enjeux des transitions (écologiques et sociales) pour réussir à accompagner au changement.

Par Aurélie Perrichon