Du social à la co-conception des politiques sociales

Posted on 3 octobre 2010 par Stéphane Vincent

Pour comprendre l’apport possible du design, de la co-conception et des méthodes issues de l’innovation sociale à l’élaboration des politiques publiques, encore faut-il comprendre comment ces dernières ont été conçues, d’où elles viennent et comment elles évoluent. Le 27 septembre, le Centre d’Analyse Stratégique lançait un cycle de conférences intitulé « De l’action sociale à la cohésion sociale », l’occasion ou jamais de nous à mettre à jour. Les nouvelles formes d’innovation, de prévention, de co-conception et d’expérimentation des politiques sociales seront au programme de ce cycle qui se termine en avril 2011. Petit compte-rendu de la journée de lancement.

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De l’action sociale à la cohésion sociale

En 60 ans, la France serait passée d’un modèle d’après-guerre basé sur l’aide sociale, focalisé sur des minorités en difficultés, à la cohésion sociale, un modèle que le Conseil de l’Europe décrit comme  » la capacité d’une société à assurer le bien-être de tous ses membres, à minimiser les disparités et à éviter la polarisation ». Mais comment sommes-nous passés d’un modèle à un autre ?

Pour l’expliquer, Dominique Schnapper décrit l’évolution récente du système social français ; Pendant les 30 glorieuses, nous étions dans un système assuranciel : les actifs participaient à la redistribution, puis en bénéficiaient à leur tour. L’aide sociale intervenaient en complément auprès de publics bien ciblés, qui ne pouvaient pas participer au système -ce système ayant connu son apogée en 1975, avec la couverture des artistes, et celles des handicapés. C’est tout le système qui est remis en cause avec l’essor du chômage de masse des années 70-80, qui va toucher durement les jeunes, les publics fragiles, les personnes en situation d’échec scolaire. C’est dès lors toute la société qui ressent la fragilité et la difficulté potentielle à s’intégrer au système. Il ne s’agit plus d’intervenir autour de minorités en difficultés, mais de traiter les effets d’une situation générale. Un objectif bien plus ambitieux, et pas moins difficile à atteindre…

Michel Thierry, Inspecteur général des affaires sociales, complète ce panorama. Comme il le rappelle, les politiques sociales ont toujours fait l’objet d’une tension entre vision universaliste et vision ciblée vers des populations en difficulté. Dans les années 70, c’est la vision préventive qui prévalait : promotion des loisirs pour les personnes âgées, politique d’équipements sociaux pour tous, politique de proximité, c’est la grande époque des centres sociaux, ou des foyers de travailleurs. Les années 80 voient le développement des politiques familiales, à visée généraliste. Les choses changent ensuite avec la décentralisation et la territorialisation des politiques, et une précarité plus diffuse, les « nouveaux pauvres ». L’ambition des politiques sociales reste universaliste, mais elles sont compartimentées par bloc de compétence avec la décentralisation, avec un ciblage plus diffus et la prise en compte d’une grande pauvreté. L’époque actuelle est marquée par le vieillissement de la population, la prise en compte des « adultes inadaptés ». On crée l’Allocation Personnalisée d’Autonomie, l’éducation pour enfants handicapées, etc.

Des politiques en panne

Ce qui traverse ces évolutions, c’est le brouillage des populations cibles initiales, la précarité plus diffuse, et le fait que les nouveaux sujets de préoccupations nous concernent tous : le vieillissement, les problèmes sanitaires et sociaux, les maladies sexuellement transmissibles et le sida, etc.

Pour Michel Thierry, l’évolution des approches actuelles est inéluctable, car leur limites sont nombreuses : la procédurisation des modes d’intervention crée de l’exclusion ; la participation et l’appropriation par les usagers est encore dans le discours, mais pas réalisé ; la politique de la ville est mise en difficulté ; il n’y a plus guère de repères dans les politiques d’immigration ; et d’une façon général, on a de plus en plus de mal à couvrir les usagers potentiels (on pense d’ailleurs au phénomène du « non-recours » étudié par le chercheur Philippe Warin). Pour d’autres participants, le système s’est bloqué car l’aide sociale est devenue « assistance » ; elle ne visait pas à libérer, autonomiser les populations, et elle a souvent pu humilier les bénéficiaires, sans chercher à les remettre dans la vie publique. Pour Nicole Maestracci, présidente de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS), les politiques sociales ont trop souvent attendu une demande, il faut au contraire anticiper davantage et travailler sur les pratiques. Elles doivent aussi d’urgence prendre en compte les disparités territoriales.

La cohésion sociale, une expression de plus ?

Quelle est la robustesse de la nation de cohésion sociale ? S’agit-il d’une nouvelle expression pour désigner les mêmes choses, ou recouvre t-elle de nouvelles réalités ? D’abord, quelle différence avec la notion d’intégration ? « Pas tellement, affirme Nicole Maestracci. « Mais il faut croire que les mots s’usent dans nos démocraties, et qu’elle a besoin d’en changer souvent ! ». Néanmoins, on pourrait dire que l’intégration (très contestée par les fils d’immigrés) impliquait qu’un système stable pré-existait, auquel chacun était tenu de participer. La cohésion sociale sous-entend que ce système stable n’existe pas a priori, que vivre ensemble est un projet collectif.

Gilda Farrell est chef de la Division de la Recherche et Développement de la Cohésion Sociale au Conseil de l’Europe. Son intervention a le mérite de nourrir la vision d’une cohésion sociale aboutie, réelle. Citant la nouvelle stratégie promue par le Conseil en matière de cohésion sociale, Gilda Farrell introduit plusieurs pré-requis, tel l’objectif de restituer la confiance entre les citoyens, accepter de lire la complexité et les interdépendances, de privilégier le bien être de tous, pour aller au-delÀ de l’utilitarisme. Pour le Conseil, la participation du citoyen est indispensable pour concrétiser l’objectif de cohésion sociale. « C’est la seul façon de faire face à la complexité des démocraties », dit-elle. La responsabilité de chacun est donc essentielle. Le Conseil s’est fixé 4 priorités : réinvestir dans les droits sociaux, une Europe de responsabilité sociale partagée, la participation de tous les types de publics, et une Europe sûre pour tous

Le bien-être de tous vu par les citoyens

Gilda Farrell cite les résultats d’une étude particulièrement intéressante, menée avec des citoyens de toute l’Europe. Les questions étaient : qu’est-ce que le bien-être selon vous ? qu’est-ce que le mal-être ? qu’êtes-vous prêt à faire dans le sens du bien-être de tous ? L’un des enseignements de cette étude est que les aspects immatériels de la vie ensemble sont essentiels, et que les politiques publiques doivent mieux les prendre en compte. Voilà qui confirme l’apport de l’ethnologie de terrain, de la co-conception et de toutes les méthodes mobilisées par la 27e Région pour mieux repartir des utilisateurs… Les résultats de l’étude conduisent le Conseil à préconiser la création de nouveaux droits qui eux non plus, ne sont pas pour nous déplaire : un droit a la reconnaissance, un droit a la prise de parole, un droit à la créativité, un droit à la deuxième chance, un droit à l’erreur, un droit à la prise de risque, un droit à l’exercice de la responsabilité… Bien sûr, la question est de savoir s’il est possible de concrétiser ces droits, de les rendre robuste. Mais leur simple énoncé est déjà un pas.

La cohésion sociale, un projet qui reste à réaliser

C’est dans le réalisation que la cohésion sociale est encore à la peine. Pour Nicole Maestracci, il règne en apparence un consensus autour de la cohésion sociale. Mais où sont les priorités politiques ? Même sur l’importance de la prévention où tout le monde est d’accord, il ne se passe pas grand chose. « Il est temps de passer d’une vision morale, héritée d’une tradition chrétienne, à une vision politique, d’une politique de partenariats avec les pouvoirs publics ». Les griefs énoncés par Nicole Maestracci sont nombreux : les politiques sociales seraient des politiques de plus en plus spécialisés ; pourquoi rien n’est-il prévu, par exemple, vers les moins de 18 ans ? Ensuite, le gouvernement actuel brandit d’une main des politiques sociales (le RSA, par exemple), et de l’autres des politiques anti-sociales. « On a le sentiment que de plus en plus, l’intervention se mérite », affirme Nicole Maestracci. Pour elle, la perception actuelle des citoyens est de plus en plus prégnante, et elle n’est pas celle de la cohésion sociale…

Où est l’État-stratège ?

Dans sa volonté d’intervenir toujours plus alors qu’il en est de moins en moins capable, l’État central n’améliore pas les choses. Alors même que ses compétences s’amenuisent dans ce domaine, l’Etat continue à empiler les décrets, et s’il se préoccupe plus de la connaissance que de la médiation, il multiplie les rapports, mais l’exploitation qui en est faite est faible… « La dernière époque a vu tous les protagonistes, Etat et collectivités locales, autour d’une même table. C’est très bien, mais qui décide ? ». Martin Hirsch, nouveau président de l’Agence du service civique, qui clôture la journée, rappelle qu’il faudrait fédérer près de 300 acteurs des politiques sociales…

L’usager a changé, tout comme les pratiques sociales, les solidarités de voisinage et le bénévolat. Les professionnels du social ont-ils changé au même rythme ? Michel Chauviere est sociologue, directeur de recherche au CNRS, membre du CERSA, Centre d’Études et de Recherches de Sciences Administratives et Politiques. Ses préoccupations portent sur les professionnels de l’action sociale, des assistantes sociales aux éducateurs spécialisés. Il prône un droit à l’expérimentation pour les professionnels, au même titre qu’un droit à la formation. Environ 16 professions de base sont répertoriées, mais on a laissé se développer une centaine de »sous-professions », souvent déconsidérées, dont les statuts sont peu encadrés. On a transféré des compétences aux Départements, mais on a oublié de transféré le nouveau mode d’emploi… Martin Hirsch plaide pour plus de réflexivité chez les professionnels, pour un travail de fond sur tous les « dispositifs invisibles », les micro-grippages que personne ne traite et qui sont le fondement des macro-problèmes.

Sortir les bénéficiaires d’une logique de double-peine

Les études de Nicolas Duvoux, Maître de conférences en sociologie à l’Université Paris Descartes, membre du Cerlis, dénoncent la croyance dans « la passivité des assistés ». Une étude importante réalisée auprès des allocataires du RMI visait à comprendre comme les publics perçoivent ce dont ils bénéficient. Si chacun adhère très différemment au fait de percevoir une aide (entre ceux pour qui le vivent bien et ceux qui le vivent mal), en revanche, tous éprouvent une forte responsabilité, loin du cliché de la passivité. Pour Nicolas Duvoux, jamais l’appel à l’autonomie des bénéficiaires n’a été aussi forte, plaçant les intéressés dans des injonctions auxquelles il leur est souvent impossible de répondre.

La prochaine session se tiendra le 28 octobre et portera sur l’innovation et la recherche-action dans les politiques sociales…nous y serons 🙂