Désorganisons nos organisations : faut il libérer nos administrations ?

Posted on 21 septembre 2018 par Louise Guillot

Les 30 août, 31 aout et 1er septembre dernier avaient lieu les 10 ans de la 27e région. L’occasion de célébrer 10 années d’innovation publique, de mesurer le (long, beau et méritoire) chemin parcouru…mais aussi de questionner le futur de la transformation publique. Lors de cet événement, Marine Parent, fondatrice d’Oyena Consulting et voisine de bureau à la Halle Belleville a co-animé un atelier sur une thématique qui est encore trop souvent le parent pauvre de la réflexion sur l’innovation : l’innovation managériale et organisationnelle. Elle revient ici sur les discussions et les enseignements ayant émergé lors de cet atelier. 

Dans un événement regroupant des populations issues de tous types d’organisations, il est étonnant de noter que l’atelier est composé à une très forte majorité d’agents. Leur intérêt pour cette cette thématique est à coup sûr un marqueur fort de l’importance du sujet pour les acteurs publics…mais aussi d’un mal-être au travail croissant dont la responsabilité est souvent imputée à l’excès de règles, de contrôle et d’infantilisation dont les agents font l’objet dans l’exercice de leur activité.

image2Un peu plus tôt dans l’événement, un travail sur les symboles de l’administration avait d’ailleurs permis de mettre en avant quelques objets particulièrement représentatifs des irritants pour les agents : les to-do interminables, le tampon du valideur… ou encore l’inénarrable parapheur décrit comme un (je cite) : « Instrument de torture féodal (…) ayant pour effet de diluer toute responsabilité et de ralentir la machine décisionnelle » … tout un programme !

 

Que nous apprennent ces ateliers ? Tout simplement qu’il est urgent d’agir.

Nos agents publics sont fatigués.

Citoyens concernés et acteurs de 1er plan des politiques publiques ils nous expriment souvent leur frustration à n’être que rarement impliqués dans les choix de stratégie ou d’orientation des politiques publiques qu’ils sont pourtant censés mettre en œuvre.

Collaborateurs engagés (le choix du service public fait partie des 3 éléments de motivation qui guident l’entrée dans la fonction publique[1]), ils ont le sentiment d’être infantilisés dans leur métier, de ne pas avoir de marges de manœuvre ou de décision.

Individus connectés et habitants du 21e siècle, ils sont souvent contraints de travailler sur des outils hors d’âge ou dans des locaux vétustes.

Alors, le mal-être des fonctionnaires : un problème de mobilisation ? Pour partie oui, et la demande des agents est claire sur le sujet : sollicitez-nous ! Il est vrai qu’à l’heure où se développe un intérêt croissant pour la participation citoyenne, où les démarches de design n’ont (presque) plus à faire la preuve de leur efficacité et où les budgets participatifs se développent, il parait vraiment daté de ne pas solliciter également les agents dans la fabrique de la politique publique.

Pour autant, il serait réducteur de ne considérer le mal-être des agents publics que sous l’angle de la mobilisation. En réalité, c’est le système managérial dans son ensemble qui est à repenser à la fois pour améliorer la situation des agents aujourd’hui, mais aussi pour permettre d’anticiper sur les dynamiques de fond à l’œuvre : intégration des jeunes générations, horizontalisation des interactions, numérisation des échanges, droit à la déconnexion, etc. etc.

 

Management public et management libéré sont-ils fongibles ?

Dans le monde de la mode (managériale), la réponse à ce mal-être est à aller chercher du côté de l’organisation libérée. Popularisée en France par les travaux d’I. Getz[2] ou par l’excellent documentaire « Le bonheur au travail » diffusé sur Arte[3], elle repose sur quelques grands principes qui ne peuvent que faire consensus [4].

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Dans le monde public, c’est l’expérience de libération du Ministère des Affaires Sociales Belge qui a réellement éveillé l’intérêt des décideurs. Mais alors, ce serait possible dans le secteur public ? Plusieurs collectivités le croient en tout cas, et des expérimentations ambitieuses ont suivi en France, à la CPAM des Yvelines par exemple, ou plus récemment au sein de la Ville d’Annemasse.

Ce que le retour d’expérience de ces organisations nous apprend c’est que la démarche est ardue mais les résultats en sont étourdissants. Et si dans un premier temps, ces organisations libérées souffrent du coût humain engendré par une démarche dans laquelle beaucoup de managers – mais aussi d’agents – ne se retrouvent pas ; elles sont dans un 2e temps, éblouies des résultats que cette nouvelle culture produit. Ainsi la productivité des agents du Ministère belge aurait augmenté de 81% en 10 ans, la bibliothèque d’Annemasse a connu une augmentation de sa fréquentation de plus de 2/3 …

Pourtant, force est de constater que peu de collectivités osent encore se lancer dans l’aventure, voire même s’y refusent en expliquant que le changement est trop radical… et c’est un peu le problème que j’ai avec la notion même d’Administration libérée : son concept induit une transformation d’une telle ampleur et d’un tel coût humain qu’il est légitime d’en questionner l’efficacité comme le bien fondé. On est pour ou contre, on y croit ou pas…mais dans tous les cas, on ne bouge pas.

Accordons-nous pour ne pas trancher ce débat aujourd’hui : le manque de recul et de littérature sur les expériences d’organisations (et encore plus d’administrations) libérées risquerait d’en faire un débat stérile alors qu’il est justement urgent d’agir et de proposer des solutions. D’autant qu’entre ne rien faire et se libérer brutalement…des voies médianes sont possibles. 

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Le Glossaire du Management travaillé lors des ateliers : une invitation à travailler ensemble et à solliciter l’intelligence collective

 

La mise à l’agenda de l’administration libérée : une invitation à la transformation.

Pour mener un changement de fond des cultures et des pratiques, les démarches incrémentales sont souvent les plus efficaces. Ainsi, l’expérimentation à petite échelle de nouvelles pratiques pourra également permettre de modifier la culture d’une organisation.

D’ailleurs, ce que nos échanges avec les agents nous apprennent c’est qu’ils sont en réalité très peu à remettre fondamentalement en cause l’ordre hiérarchique. Leur envie est plutôt de pouvoir disposer de vraies marges de manœuvre dans l’espace d’autonomie qui est le leur, d’avoir le droit d’expérimenter et de se tromper, d’avoir la possibilité de donner leur avis lorsqu’une décision doit être prise…

Bref, ils veulent être considérés comme des membres à part entière de l’organisation à laquelle ils appartiennent.

Si je suis convaincue que chaque manager peut décider de mettre en œuvre de nouvelles pratiques managériales au sein de son équipe, quelques initiatives à l’échelle de l’organisation facilitent la mise en place d’une véritable transformation culturelle, parmi lesquelles :

1. Une réflexion systémique permettant de réfléchir à la cohérence entre l’ensemble des composantes de l’organisation (stratégie, organisation, ressources, culture, …)

2. Un sponsorship à haut niveau, valorisant l’initiative et la prise de risque (et autorisant donc les agents à expérimenter)

3. La mise en place de démarches participatives, notamment lors de la définition des projets d’administration

4. La diffusion d’une veille sur les bonnes pratiques de l’innovation managériale (de plus en plus de collectivités sont d’ailleurs dotées de mission ad hoc)

5. La mise en place d’une expérimentation sur un / des projets transverses, avec des participants-ambassadeurs au sein de leur organisation (et pourquoi pas lors de la mise en place des labos d’innovation ??)

6. Un accompagnement spécifique des managers à travers des formations, mais aussi la constitution de communautés de managers. (J’insiste particulièrement sur ce dernier point car on entend souvent que les managers sont avers au changement et avides de conserver leur pouvoir … En 10 ans de carrière, je n’ai jamais rencontré de manager qui ait sciemment décidé de garder ses équipes dans la souffrance…en revanche j’en ai rencontré beaucoup qui ne savaient pas comment faire ou comment agir…)

Plutôt que de rêver du grand soir de l’administration libérée, agissons donc plutôt dès aujourd’hui en faveur de la libération des pratiques …

 

[1] « Qui se présente dans la fonction publique et pourquoi », RFAP 2004/3

[2] I. Getz « Liberté & Cie », 201

[3] https://www.youtube.com/watch?v=Te6m8Iiw-tg

[4] Harvard Business Review,” Les 7 points qui différencient une entreprise libérée d’une organisation classique » 28 mai 2015