Design à dimension citoyenne

Posted on 31 mars 2017 par Romain Thévenet

Non, le design des politiques publiques n’est pas du design de services comme les autres !

Romain Thévenet est un designer diplômé de l’ENSCI-Les Ateliers et l’un des co-fondateurs de La 27e Région. Il a depuis rejoint le collectif Design Territoires Alternatives. Il partage avec nous aujourd’hui cet article sur le design des politiques publiques, 6 ans après Design de service, tu perds ton sang-froid déjà publié sur ce site en 2011.

La considération de l’usager : le citoyen n’est pas un consommateur comme les autres

« Comment ça la déchetterie est fermée ce matin ? Non mais c’est grâce à moi, et aux impôts que je paie que vous avez un salaire, alors vous avez intérêt de m’ouvrir ! »

[Vous pouvez remplacer déchetterie au choix par : mairie, bibliothèque, piscine, administration…

article-romain-1

« Les gens sont prêts à payer moins d’impôts, quitte à avoir moins de service public »[1]: ce constat défaitiste revient régulièrement. Et devant cet état de fait, on en vient à considérer que l’usager des services publics, parce qu’il est également contribuable devrait plus souvent en avoir pour son argent. Pour que cela soit possible, il serait nécessaire d’améliorer l’efficacité des services dans le secteur public. L’efficacité étant comprise comme meilleur service rendu à l’usager sous-entendu contribuable. Ceci devant permettre de réconcilier les usagers avec les structures publiques. En tant que personne payant des impôts, j’attends un retour sur investissement à la hauteur de ma contribution. La différence entre l’action (douloureuse) de payer des impôts et la qualité (mauvaise) des services publics paraissant de plus en plus grande, pour que l’usager retrouve la foi dans les services publics, il suffirait que le service rendu soit impeccable.

Le design, qui considère l’expérience d’usage, et essaie de sublimer cette expérience, ou plus souvent de la rendre habitable, parait être la bonne méthode pour construire des services publics plus agréables, faciles à utiliser, plus confortable, prêt à l’emploi… Le collectif de designers dont je fais partie fait régulièrement la promotion de ces bienfaits de nos méthodes. Rendre meilleure l’expérience-utilisateur est une avancée majeure dans une action publique qui parfois ne satisfait que les personnes qualifiées (élus, fonctionnaires, administratifs en tous genre) qui s’auto-entretiennent dans un entre-soi fait de sigles incompréhensibles et de constructions administratives impraticables.

Cette promesse faite par les méthodes du design de services a permis de construire depuis plus d’une dizaine d’années un nouveau champ d’activité pour les designers qui trouvent désormais leur place dans l’action publique. Cependant, il me parait nécessaire aujourd’hui de dépasser cette promesse pour dépasser la figure qui apparait trop consommatrice de l’usager-contribuable. Souvent, le design de services, tel qu’il est prôné par les penseurs de la profession, ne s’intéresse selon moi qu’à la qualité du service rendu. Je m’étais permis de critiquer dans un article[2], il y a 5 ans déjà, la recherche de l’efficience à tout prix dans le design de services.

article-romain-2

Des professionnels de l’action publique[3] invitent aujourd’hui à repenser ce binôme usager-contribuable (correspondant trop directement à l’usager-consommateur) et invitent à considérer que cette même personne endosse en même temps les figures du citoyen et de l’électeur. Peut-on en suivant cette proposition reconsidérer l’usager-bénéficiaire d’une action publique innovante, pour ne pas le voir uniquement comme un contribuable qui veut un service impeccable ?

Parce que chacun de nous est également citoyen et électeur, nous ne pouvons pas considérer un service public pour lequel nous payons des impôts, avec la même logique que nous achetons un service privé pour l’utiliser. Un service public est porté par une collectivité dirigée (normalement) par des élus désignés démocratiquement et représentant ainsi une orientation politique. Et quelque soit sa position sur l’échiquier politique, il se doit de représenter l’intérêt commun. Ce qui différencie nettement service privé et service public et donc design de service privé et design de service public. « Usagers, nous voulons toujours plus de service public local. Contribuables, nous trouvons la fiscalité locale lourde et illisible. Citoyen et électeur, nous avons notre mot à dire et nous demandons des comptes à nos élus.»[4]

Par ailleurs, peut-on toujours parler de service public dans l’action des collectivités et des administrations ? Est-ce que des actions en vue de lutter contre le réchauffement climatique; est-ce que des actions pour aider les personnes sans ressources à avoir un minimum d’argent pour vivre; est-ce que des programmes de sécurisation des quartiers; est-ce que des actions éducatives pour les jeunes enfants… peuvent être considérés comme des services ? Nous pensons que la réponse à ces questions est clairement non, et c’est pour cela que nous préférons parler de design des politiques publiques. Nous pensons que le design peut apporter du meilleur dans l’éducation, la sécurité, la protection de l’environnement, l’éducation… tout en n’étant (surtout) pas dans une approche servicielle.

Repenser les modes d’évaluation des projets

L’intérêt du design de services (et avec lui, celui des différentes formes innovantes de conception ou d’amélioration de l’action publique) est trop souvent jugé par son intérêt financier. La démarche a amélioré le ressenti de l’usager ? Nous avons économisé de l’argent ? Alors les designers ont bien fait leur travail.

article-romain-3

Pourtant le site du Ministère français des finances[5] dit de la performance publique, qu’elle doit poursuivre trois objectifs principaux pour une action publique performante :

• Un objectif de qualité de service (on retrouve la figure de l’usager)
• Un objectif d’efficience de la gestion (on retrouve la figure du contribuable)
• Et un objectif d’efficacité socio-économique (on retrouve la figure du citoyen). Ce dernier volet semble trop souvent oublié par les designers s’intéressant à l’action publique, avec la même logique qu’ils s’intéressent aux développement dans le secteur privé.

Continuons de suivre notre raisonnement sur les quatre figures du bénéficiaire d’une action publique, et nous pouvons nous demander si la performance publique, surtout en ces périodes de défiance vis-à-vis du politique, pourrait ajouter un quatrième indicateur de performance :

• Un objectif de participation démocratique (pour retrouver la figure de l’électeur). Le design de politique publique pourrait-il aider à atteindre cet objectif ?

Déjà Christian Bason[6], lorsqu’il dirigeait le Mindlab[7] proposait d’utiliser le design pour améliorer l’efficacité démocratique. Comment, tout en améliorant les services publics, peut-on donner plus envie aux gens de payer leurs impôts plus facilement, ou d’aller voter plus souvent ? On ne parle pas ici de clientélisme, où l’on ne voterait que pour un candidat qui nous aurait rendu service dans ses choix politique, mais d’un renouveau démocratique, où l’on pourrait aller aux urnes, confiant dans le fait que la structure publique a vraiment les moyens d’appliquer les choix politiques exprimés par les électeurs, qui en percevraient ensuite réellement les effets dans l’action publique.

S’il est difficile aujourd’hui de trouver des exemples précis, cela pourrait permettre d’aborder la question du changement, en considérant que les citoyens-usagers peuvent faire évoluer leur comportement en pleine conscience, à travers des discussions éclairées, des débats démocratiques riches et pas seulement parce qu’on a trouvé les ressorts cognitifs permettant de les séduire pour les inviter à de nouvelles pratiques en les infantilisant. La théorie du nudge[8] par exemple, pourrait ainsi être mieux réinterrogée face à sa dérive paternaliste lorsqu’elle s’applique à l’action publique.

On pourrait également abandonner le dogme de l’efficacité (comme nous y invitent certains chercheurs critiques en sciences sociales[9]) et réinventer la manière d’évaluer l’apport du design de services. Si le design est une méthode nouvelle dans l’action publique, peut-on l’évaluer avec les mêmes instruments que les méthodes anciennes ? Suite à la rencontre entre différents laboratoires d’innovation publique à Marseille[10], Sarah Schulman, qui conduit actuellement des recherches sur l’innovation publique, invitait récemment à repenser les modes d’évaluation dans l’action publique. Elle écrivait ceci : « [L’évaluation] est rendue difficile quand il n’y a pas de preuve empirique que le fait d’investir dans certaines questions sociales -telles que l’aide aux sans-abris ou l’accompagnement des malades souffrants de maladies cognitives- permette d’économiser de l’argent. Comment évaluer ces actions quand la meilleure façon d’intervenir est morale plutôt qu’économique ? » Ces réflexions renvoient aux différents débats sur l’évaluation des politiques publiques, mais pointent en particulier les arguments qui permettront de savoir si les méthodes du design dans l’action publique ont un impact positif ou non.

Le service public a des valeurs qui lui sont propres

Nous entendons souvent dire « il ne faut surtout pas opposer le public et le privé ». Bien sûr qu’il ne faut pas les opposer, mais il ne faut pas non plus penser que leurs logiques, leurs valeurs, leurs fonctionnements peuvent être les mêmes. La question de l’action publique, telle qu’elle est enseignée dans les formations de fonctionnaires (et dans les concours qui permettent d’accéder à la fonction publique) met en avant des valeurs propres à ce champ d’activité. Si on conspue régulièrement les fonctionnaires, dont on jalouse souvent la sécurité de l’emploi, on oublie qu’ils défendent des valeurs telles que la citoyenneté, la République, les biens communs, l’intérêt général… qui perdent rapidement leur sens quand on parle uniquement de rendre service à un utilisateur.

article-romain-4

Aujourd’hui il y a peu de designers qui ont passé les concours de la fonction publique, mais même sans cela, il est nécessaire pour les praticiens que nous sommes de porter ces valeurs, dès lors que nous travaillons pour les collectivités. Le défi étant de construire une innovation publique, vraiment publique. Là où, dans les écoles de design, on continue à apprendre la culture du dépôt de brevet, du secret autour de l’invention, et de la protection des idées, les réflexes doivent être complétement différents dans le champ public. Si ces innovateurs sont payés avec de l’argent public, issu des impôts, chaque citoyen est en droit de profiter des innovations qui sont proposées. Et heureusement, les nouvelles formes de protection des idées tels que les creatives commons apportent un secours juridique à ces innovations publiques.

Malgré sa mission d’intérêt général, le secteur public est directement bouleversé par ces nouvelles formes de partage. L’open source, la transparence qui devraient être la norme sont parfois beaucoup plus présents dans des projet associatifs que dans l’action des collectivités ! L’open-data commence à se faire connaître dans l’action publique, mais au delà des données publiques, il serait légitime de partager beaucoup plus d’éléments produits par l’action publique. La réflexion sur les communs[11] par exemple y contribue.

Parce que nous souhaitons pouvoir faire travailler ensemble secteur privé et secteur public tout en reconnaissant leurs différences, nous parlons aussi régulièrement de design territorial, entendu comme étant une façon de concevoir des services, dispositifs, organisations qui, sur les territoires, concernent aussi bien les collectivités, les structures associatives, les entreprises, mais dans une logique mettant en avant plutôt les valeurs d’intérêt général que plutôt les valeurs de profit.

Comment adapter le design de services à l’action publique ?

Il est temps que cette -encore  jeune- discipline invente sa spécificité dès lors qu’elle s’applique de façon massive à l’action publique, car l’écart qui sépare le design de services, du design des politiques publiques, parait s’agrandir d’années en années.

La boîte à outil du designer de services qui travaille dans l’action publique doit dépasser les classiques de nos aînés. Existe-t-il des méthodes spécifiques aux services publics ? Si le persona permet de penser à l’usager, si le retour sur investissement permet de penser au contribuable, quels sont les outils qui permettent de penser au citoyen et à l’électeur dans la conception de projets publics ? Peut-on penser aujourd’hui des outils permettant, quelque soit le projet conçu, de définir le degré de transparence, ou de consensus autour d’une innovation ? Là où la loi du marché n’existe pas, quels sont les outils qui peuvent permettre de penser la fin de vie d’un projet ? Comment affirmer la posture de l’usager citoyen, sans que le design ne deviennent simplement un nouvel instrument de participatory-washing ?

Autant de questions qu’il sera intéressant de continuer d’explorer, pour ceux d’entre nous qui travaillent au quotidien dans le champ de l’action publique. Et si le design est une activité permettant de rendre des projets désirables, le défi que nous avons à relever est celui de réenchanter l’action publique :  c’est à dire (re)donner envie aux gens de croire en la puissance publique et à la vie de la cité, et pas seulement d’utiliser des beaux services publics pas chers.

Notes :

[1] Selon le baromètre de l’Institut Paul Delouvrier, dédié à mesurer la satisfaction des Français envers le service public, en 2015, 61% des Français pensent qu’il faut diminuer le niveau des impôts et prélèvements, quitte à réduire les prestations (vs 38% qui estiment qu’il faut les améliorer quitte à augmenter les impôts).

Étude téléchargeable sur le site internet de l’institut : http://bit.ly/2igPkhk

[2] Thévenet R. « design de services, tu perds ton sang-froid » paru le 28 juin 2011 blog de la 27e Région http://bit.ly/2hxPCMx

[3] Céline Moyon, agent du Conseil Régional d’Île de France donnait un cours à Sciences-Po intitulé «Le quatuor de l’action publique : l’usager, le contribuable, l’électeur et le citoyen.»

Et Jean Luc Bœuf, directeur général des services de la Ville et de la communauté d’agglomération de Quimper et contributeur aux Echos.fr, invite dans son ouvrage «Le quarteron de la décentralisation» à considérer les habitants à la fois comme usager, contribuable, électeur et citoyen.

http://bit.ly/2hDbA5T

[4] Boeuf J.L. (2012) Le quarteron de la décentralisation Éditions du secteur public

[5] Site du Ministère Français des finances http://bit.ly/2iqG0b9

[6] Bason, C. ed. (2014). Design for Policy. Gower Publishing Limited.

[7] http://mind-lab.dk/en/

[8] cf. la page wikipedia présentant cette théorie : http://bit.ly/2hUS8xE

[9] Le Texier T. (2016) Le maniement des hommes – Essai sur la rationalité managériale. Éditions La Découverte

[10] cf. le récit en vidéo de ces rencontres sur Youtube : http://bit.ly/2hD4GOa

[11] « Les collectivités peuvent être protecteurs des communs » Interview de la chercheuse Valérie Peugeot sur le site de La Gazette des Communes http://bit.ly/2iNJ65q