Que faire des appels à projets ?

Posted on 26 mars 2010 par Stéphane Vincent

Dans le cadre d’une série d’articles consacrés aux nouvelles formes d’innovation publique, et faisant suite à celui rapporté par Laura Pandelle en février dernier, le Nesta, agence d’innovation britannique, se penche cette fois-ci, dans « Mass localism – A way to help small communities solve big social challenges » (812 Ko) sur la question du passage à l’échelle des projets locaux -tout particulièrement ceux touchant à des problématiques complexes tels les enjeux climatiques ou les questions de santé.

La question taraude depuis des dizaines d’années tous les innovateurs, développeurs et aménageurs. On pourrait la résumer ainsi : chacun s’entend aujourd’hui à reconnaître la supériorité des micro-projets locaux portés par des communautés actives, en termes de qualité et de durabilité, sur la plupart des « grands projets » portés depuis le haut ; le problème est que personne ne sait vraiment comment disséminer –personne n’ose plus dire généraliser- à l’échelle extra-locale, voire nationale, à partir de ces cas. En effet, malgré tous les recueils de bonnes pratiques et autres échanges d’expériences, les qualités locales d’un projet ne sont presque jamais reproductibles ailleurs. Comment atteindre ce fichu Graal que représente le passage à l’échelle ?

blog_que-faire-appels-projets

Dans cet article, le Nesta tire des enseignements du Big Green Challenge, un appel à projets d’une durée de 2 ans qu’il a lui-même initié, doté d’un million de livres, et destiné à soutenir des initiatives s’engageant à réduire les émissions de carbone. Les enseignements tirés par le Nesta sont très stimulants… mais selon moi, pas tous convaincants.

Les faits, tout d’abord : dans le cadre du Big Green Challenge, sur les 350 répondants, 100 projets portés par des communautés locales ont été sélectionnés, parmi lesquels 10 finalistes. Ces 10 finalistes ont alors bénéficié d’une aide de 20 000 livres et d’un accompagnement du Nesta sur un an. Au terme de cet accompagnement, 4 lauréats ont été finalement retenus en janvier 2010, trois remportant chacun une mise de 300 000 livres, et le quatrième une prime de 100 000 livres. Les finalistes vont d’une communauté d’entreprises se convertissant à l’énergie micro-hydraulique, à des projets dans l’alimentaire au coeur de Londres, en passant par une ferme urbaine.

Concentrer l’effort sur l’empowerment des communautés

Le Nesta tire de cette expérience cinq enseignements susceptibles de développer ce qu’il appelle le « localisme de masse » :

  • Il faut promouvoir un objectif précis : dans Big Green, les communautés doivent s’engager à un objectif précis en terme de réduction de l’émission de carbone dans un délai donné ;
  • Il faut faire confiance à la communauté dans sa capacité d’innover : il vaut mieux miser sur la capacité d’une communauté à construire ses propres solutions que de se focaliser autour de l’hypothétique reproduction de « bonnes pratiques » ;
  • Il faut privilégier l’accompagnement et la stimulation en début de processus, plutôt que le financement immédiat : c’est parce que les projets présélectionnés dans Big Green ont d’abord été accompagnés (mais pas encore financés) pendant un an qu’au terme du processus ils s’étaient constitués en entreprises sociales ou en coopératives, accomplissant un véritable bond en termes d’apprentissage ;
  • Il faut faire sauter les barrières : peu de contraintes sont imposés dans Big Green, on ne cherche pas à multiplier les critères de sélection et les formalités administratives ; ainsi, ceux qui ne participent d’ordinaire pas à ce type de démarche sont actifs : particuliers, micro-projets, etc.
  • Il faut récompenser l’atteinte des objectifs : en se focalisant sur l’atteinte des objectifs plutôt que sur les moyens, Big Green libère les solutions possibles et ne privilégie pas l’activisme.

On ne peut que souscrire massivement à la thèse du Nesta : les acteurs publics, en particulier l’Etat, feraient bien de changer radicalement leur regard –et par voie de conséquence les politiques qui vont avec- sur ces solutions de terrain, parmi les seules à même de fournir des réponses robustes à tous les grands enjeux sociaux, économiques et environnementaux du moment. C’est ce que le Nesta nomme « localisme de masse ». Au lieu de faire valoir des solutions à la fois prédéfinies, prescrites, poussées et autorisées par le centre, les élus devraient créer davantage les conditions pour que les communautés inventent et développent leurs propres solutions entre elles. L’enjeu n’est pas simplement, selon le Nesta, d’alléger la bureaucratie gouvernementale, ni même de multiplier les concours de ce type, mais de créer les conditions durables pour que les communautés locales s’organisent elles-mêmes. La démarche du Nesta a l’immense mérite de décrypter ce phénomène et de préconiser un changement de perspective.

Localisme de masse ou acupuncture territoriale ?

En revanche, le concours du Nesta pose selon moi une question d’une autre nature : celle du bien fondé des concours et des appels à projets qui fleurissent depuis une vingtaine d’années dans toutes les politiques publiques, européennes, nationales et locales. Apparu comme une forme d’alternative à la complexité du mille-feuille opaque des subventions, l’appel est projet est devenu une constante des politiques publiques sur tous les thèmes émergents -nouvelles technologies, innovation, développement durable, etc- sans qu’une véritable réflexion ait jamais permis d’en penser les effets. Pour ma part, je me pose plusieurs questions sur Big Green :

  • Le Nesta peut sans doute être satisfait de la qualité des 10 projets sélectionnés et des 3 lauréats ; mais en quoi contribuent-ils mieux qu’avant à des objectifs de dissémination à l’échelle nationale, autre que ceux que leur confère leur exemplarité, comme dans tous les concours habituels ? Le Nesta ne donne aucune indication sur la façon dont les résultats du concours vont avoir un impact en termes de dissémination, par exemple de quelle manière pourrait s’organiser le partage d’expérience.
  • Qu’advient-il des 250 projets non retenus ? Sont-ils disqualifiés en tant que projets aux yeux des décideurs publics et des investisseurs ? Comment pourraient-ils percevoir leur échec autrement que comme un découragement, dans un système fondé sur la compétition et l’excellence ? Que faire des milliers de personnes qui subissant cet échec, vont soit renoncer, soit rencontrer de nouvelles difficultés pour poursuivre ?
  • Si le rôle du niveau national se résume à mieux soutenir toutes les communautés locales réductrices d’émissions de carbone, en quoi cela va t-il influer pour autant sur la politique énergétique nationale ? Peut-il contribuer à transformer des comportements à l’échelle locale, sans transformer des comportements au sein des politiques nationales ?

Mon sentiment, au fond, est que l’appel à projets est le plus souvent une sous-production du management public du siècle dernier, une vision entrepreneunariale basée sur la compétition, avec ses gagnants et ses perdants. Or je ne suis pas sûr que ces valeurs de compétition (entre les projets comme entre les territoires) nous permettent d’affronter les défis sociaux, économiques, technologiques et environnementaux actuels. Je ne fais pas simplement de cette question un débat entre les approches anglo-saxonnes basées sur le mérite et la compétition, et la culture républicaine et l’égalitarisme –quoique. Je ne jette pas non plus la pierre aux promoteurs de ces initiatives : j’y ai moi-même souvent participé, et j’en ai même initié. Mais je crois qu’il y a là le signe d’une crise de l’ingénierie et des modes d’intervention publiques. Il y a en apparence des effets extrêmement positifs dans ces démarches, mais ils masquent souvent d’autres effets plus pernicieux. Je propose seulement qu’une réflexion s’engage sur l’aptitude de ces démarches à répondre aux défis d’aujourd’hui, et qu’à côté des appels à projets puissent se développer d’autres types d’interventions, davantage articulés autour de la mise en réseau, de la collaboration, de la micro-expérimentation locale, de l’expérimentation collective et de « l’expérience partagée » -plus que du simple partage d’expériences. J’ai l’impression qu’à côté du « localisme de masse », il y a aujourd’hui de la place pour des formes « d’acupuncture territoriale »* pour transformer durablement les territoires.

* L’expression est de François Jégou, designer et directeur scientifique de Territoires en Résidences