L’enthousiasme légitime, mais soudain, dont l’innovation sociale fait l’objet depuis quelques temps, ne doit pas faire oublier les débats importants qui existent au sein de ses multiples courants. Parmi ces débats, signalons ceux qui planent autour d’une notion très précise : l’expérimentation sociale. Le 29 mars dernier, à peine ses fonctions quittées au profit de Marc-Philippe Daubresse (nouvellement nommé ministre de la jeunesse et des solidarités actives), Martin Hirsh était à la manoeuvre lors d’une « conférence nationale de l’expérimentation sociale », sous-titrée par la question « réformes contre placebo ? ». Mais que venait donc faire là ce mot issu du champ médical ? Pour le comprendre, revenons un instant sur les principes qui fondent l’expérimentation sociale.
L’expérimentation sociale peut être perçue comme un plaidoyer en faveur des expériences de terrain, des solutions inventées depuis toujours par les acteurs locaux. Mais comme le rappelle Marjorie Jouen dans un rapport de 2008, il s’agit avant tout d’expérimenter, c’est à dire de « conduire des expériences placées sous contrôle, en vue de vérifier certaines hypothèses ». L’expérimentation sociale peut donc aussi s’entendre comme une forme poussée d’évaluation des politiques publiques, un moyen de tester des solutions en vue de les généraliser.
Or l’une des principales sources d’inspiration de l’expérimentation sociale en matière d’évaluation est l’expérimentation médicale, comme le rappelle Noémi Leko dans un article très critique : « la politique à évaluer est ainsi appelée ‘traitement’, le groupe qui y est soumis est le « groupe de traitement », et – c’est là l’innovation fondamentale – celui qui n’y est pas soumis est le « groupe de contrôle » ; le groupe de traitement et le groupe de contrôle forment l’échantillon et l’expérimentation est une « expérience contrôlée ». Le traitement est alors la cause de la différence de comportement et de résultat des deux groupes. ». La conférence, du reste, sera très largement consacrée à valoriser ces méthodes et à en décrire l’utilisation sur une série d’expérimentations, menées avec les projets soutenus par le « Fonds d’expérimentations pour la jeunesse« .
On teste donc un dispositif sur un premier échantillon de personnes, on compare les résultats au second échantillon qui n’a pas bénéficié du dispositif, et on en déduit si le dispositif s’avère efficace et si on peut le généraliser. Esther Duflo, illustre promotrice de l’expérimentation sociale, le dira lors de son intervention : « il s’agit d’appliquer à la politique une rigueur scientifique ».
Que penser de tout ceci ? Il n’est pas question ici de nier ni l’importance d’expérimenter, ni celle d’apprécier l’impact des politiques publiques. Mais il semble qu’il y ait ici un malaise plus profond, qui tient à la vision sous-tendue par cette évaluation dite « scientifique ».
Une première critique est que l’évaluation scientifique ainsi posée, débarrassée du politique, risque d’évaluer en roue libre, en parfaite inconséquence. Ainsi, pendant plusieurs mois, des populations de demandeurs d’emploi ont fait l’objet d’une expérimentation entre Pôle Emploi et des opérateurs privés de placement (OPP). L’une des questions posées par l’expérimentation visait à savoir si « confier 40 demandeurs d’emplois à un agent plutôt que 120 allait améliorer significativement la recherche d’emploi ? ». Avait-on vraiment besoin de tester une telle hypothèse ? Et d’un point de vue tout simplement éthique, comment ne pas considérer les demandeurs d’emplois objets de cette expérimentation autrement que comme des cobayes ?
Une seconde critique est que l’évaluation scientifique consacre l’expertise dans son rôle traditionnel, en surplomb, mais cette fois avec la toute puissance de la « vérité scientifique ». L’évaluateur scientifique, seul juge de ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas. On peut quand même se demander si les bouleversements du rapport à l’expertise depuis quelques années ne rendent pas un peu obsolète une telle vision. Le paradoxe est que c’est un scientifique, Joël Ménard, professeur de Santé publique, qui a rappelé à l’auditoire que les scientifiques eux-même pratiquaient plutôt l’évaluation de pair à pair, avec un certain succès semble t-il…
Une autre critique est qu’au-delà de l’expérimentation, on trouve peu de traces sur les conditions de généralisation de l’expérimentation sociale, pourtant l’objectif déclaré. Il n’est pas dit comment, à partir du test jugé fructueux sur un établissement ou une population, on va passer concrètement à l’échelle, gagner toute une communauté d’établissements, ou un échelon supérieur voire national. Pourtant il faut rappeler combien cette question est centrale et difficile, plus encore à un moment où la médiation sociale est en souffrance un peu partout sur le territoire, entre politiques draconiennes de réduction des dépenses publiques, et recul forcé de la décentralisation. L’idée que l’Etat puisse aujourd’hui assumer à lui seul cette capacité à généraliser laisse un peu sceptique, et fait l’impasse sur le rôle de catalyseurs que jouent déjà, certes imparfaitement, les acteurs locaux dont les régions.
Il ne s’agit pas de condamner d’un bloc tout ce que sous-tend l’expérimentation sociale. Mais l’on peut se demander enfin s’il n’y a pas, avec l’évaluation scientifique, et derrière le souci légitime d’une meilleure compréhension des effets de l’action publique, une énième sous-production du management à l’ancienne. Une culture basée comme souvent sur une certaine culture de la performance, des résultats, du chiffre en somme, mais sans grande modernité en termes de qualité humaine et sociale.