Joëlle Zask : quand la place devient publique

Posted on 20 décembre 2018 par Laura Pandelle

Invitée par le GIS Démocratie et Participation, la philosophe Joëlle Zask était ce mardi à la Halle Belleville pour nous parler de son dernier livre : « Quand la place devient publique » aux Editions du Bord de L’eau – un ouvrage visant à interroger la fonction démocratique (ou pas) des grandes places dans les villes modernes. Elle était en compagnie d’Héloïse Nez (Université de Tours), doctorante ayant étudié spécifiquement les mouvements d’occupation des places ces dernières années (la Puerta del Sol, la place Tahrir, la place de la République pendant Nuit Debout, Occupy Wall street …).


Joëlle Zask nous rappelle pour commencer que nous devons faire le deuil d’une mythologie, celle d’un espace public entièrement dévolu à l’activité démocratique, sur le modèle antique. Les études montrent que l’agora grecque était au contraire peuplée d’une grande diversité d’usages – commerciaux, cultuels, culturels, ou sociaux – dont l’assemblée des citoyens n’était qu’une composante partielle et contextuelle. Les aménagements des places étant démontables et légers (podiums en bois, mobiliers, abris, stands …) il n’en reste que peu de traces, et c’est pourquoi nous associons la démocratie grecque à l’amphithéâtre de pierre, qui n’était finalement qu’un théâtre de la vie publique … parmi d’autres.
Joëlle Zask rappelle dans un deuxième temps que si les mouvements occupistes contemporains ont souhaité recréer des agoras démocratiques sur les grandes places urbaines, ils se sont heurté à l’extrême inconfort (phonique, visuel …) de ces espaces. Les places sont le symptôme d’un système public aveugle aux différenciations, et sont donc par définition neutres, minérales, impersonnelles … De plus les places sont héritées de la pensée aménagiste de la ville haussmannienne (19e siècle), et construites comme des lieux de monstration du pouvoir (défilé militaire, grands discours des politiciens), et de rassemblement de la population à des fins de visibilité et de contrôle, et non comme des lieux de rassemblement spontané. D’ailleurs l’histoire moderne est jalonnée de grands massacres-sur-places (TienAnMen …).
Héloïse Nez pointe à ce sujet le caractère transgressif des mouvements occupistes : en se saisissant des places comme instruments de mise en spectacle d’un pouvoir écrasant, ils ont permis une mise en spectacle équivalente de la revendication sociale. Ouvertes aux quatre vents, faciles à encercler, les places sont difficilement compatibles avec les manifestations citoyennes vivantes et spontanées – c’est pourquoi les mouvements occupistes on développé une autre approche : celle de la permanence, du campement, de l’aménagement éphémère. Recréer la pluralité d’usages de l’agora antique. Et le montrer, à travers les réseaux sociaux.

« Sous les pavés, le potager ». Joëlle Zask esquisse quelques critères pour recréer des lieux à vocation démocratique, et rappelle la nuance à faire genre espace public et lieu public (Habermas – « l’usage public de la raison »). La présence de végétal ressort : jardiner une manière de faire de la politique plus inclusive que prendre la parole en AG, et raccroche la sphère politique avec la sphère domestique et privée. Nuit Debout a connu des tentatives de plantations sauvages de la place de la République, immédiatement interdites pour cause de « dégradation du patrimoine ». La tradition du pouvoir est présente jusque dans le poids des pavés : imaginer un espace planté serait accepter un système politique impermanent, en mutation constante. En plus de la dimension organique, Joëlle Zask pointe la multifonctionnalité comme une condition de l’activité démocratique. Laisser place à des temps et des activités diverses (manger, festoyer, se reposer …) au lieu d’associer le politique à l’intellect. De fait la qualité des lieux publics repose avant tout sur le savoir-vivre des participants, qu’il faut donc développer et éprouver collectivement.

Depuis 2015, la ville de Paris a lancé un grand chantier de réaménagement des places parisiennes (en écho au mouvement Nuit Debout ?). De nombreux collectifs de sociologues, architectes, scénographes et designers ont adressé cette question avec des approches participatives, associant les riverains à l’invention des places. C’est le cas de la place des fêtes (collectif Faites la place / Plausible Possible + Malt Martin), ou encore de la place de la Madeleine (Les Monumentales, collectif ETC). Sur cette dernière le réaménagement de la place s’est accompagné de petites conférences en plein air, de visite commentées, ou encore de chantiers participatifs. Ces approches proposent donc de nouvelles activités pour réintroduire la vie démocratique dans un espace public : par le temps long, la programmation vivante chère à l’urbanisme culturel. On ne décrète pas un espace démocratique, on le construit !

Cette invitation résonne de façon plus lugubre avec le projet de réaménagement actuel de La Plaine à Marseille, en décalage complet avec les aspirations, pratiques et modes de vie des habitants. La Revue Jef Klak’ y consacre ici un article virulent.

En France, outre les places haussmanniennes, on a développé une autre typologie singulière, celle des ronds-points, investis aujourd’hui par le mouvement des gilet jaunes. Les ronds-points seraient ils de nouveaux lieux d’interpellation démocratique ? Lieux à vocation logistique par définition, à la fois standards et vernaculaires (on met toujours un petit truc original au centre, une verdure, une signature territoriale …) les ronds-points semblent impropres à toute forme de vie démocratique. Pour autant les occuper revient à la fois à recréer de la vie sociale sur un espace technique, mais aussi à paralyser la gestion mécanique de la ville, logique largement explorée par les mouvements anarchistes.

Que nous dit aujourd’hui l’occupation des ronds-points par les gilets jaunes ? Tout d’abord la nécessité de dépasser les mouvements occupistes métropolitains associés à une forme d’intellectualisme, pour investir les « petits lieux » de la vie démocratique. Si les grands rassemblements ont connu leur heure de gloire, et ont été le point de multiples prises de parti militantes, la mobilisation aujourd’hui est distribuée, elle a désinvesti les lieux symboliques, et se rapproche des lieux de vie : nous abordons cette question avec Romain Beaucher (Vraiment Vraiment) dans une conversation récente au sujet des nouvelles proximités de l’action publique. Ce phénomène nous invite à requestionner la fabrique des villes moyennes et des banlieues pavillonnaires, dont les espaces logistiques occupent une grande surface (les grandes surfaces justement, mais aussi voies d’accès, échangeurs, gares TGV, plate-formes de commerce …). Le moment de relire Marc Augé : les « non-lieux de la modernité » sont peut-être là où l’on inventera les nouvelles instances de débat public ! Nous avons bien l’intention de prendre ce sujet à bras le corps à travers l’appel à projets Coeur de Villes en cours actuellement.