Innovation publique et doctorants en Cifre, même combat !

Posted on 6 juillet 2018 par Stéphane Vincent

Un nombre croissant de collectivités, d’administrations et d’établissements publics tentent de mettre sur pied des équipes spécialisées -labos, unités d’innovation- chargées de mener un travail de recherche-utilisateur et de réinterroger de façon critique le fonctionnement de leur administration. Au même moment, des doctorants expriment la volonté de réaliser leur thèse au sein de l’administration à travers le dispositif Cifre. Eux aussi tentent de trouver leur place et de montrer que le travail de recherche et d’étude peut contribuer au renouvellement de l’organisation. 

Et si ces deux dynamiques pouvaient se renforcer mutuellement ? Comment réussir le croisement des deux ? C’était le thème de notre wébinaire co-organisé le 24 mai en partenariat avec Hesam et son programme “1000 doctorants pour les territoires”.

Des labos d’innovation publique en recherche de légitimité

Partout en France et dans le monde, des collectivités et des administrations tentent de se doter d’équipes et de compétences en innovation, sociologie, design…pour re-concevoir les services, des dispositifs voire l’organisation administrative. Mais en France comme ailleurs, les taux d’échecs s’élèvent à environ 1 à 2, et même si la façon de mener une telle démarche commence à être mieux documentée et comprise, la difficulté de prouver leur impact reste entière. Et si l’accueil de doctorants en Cifre permettait de consolider ces équipes, tout en offrant un cadre de travail propice pour les doctorants ?

Au sein du Département de Loire-Atlantique, l’histoire débute en 2012 avec la création d’une direction prospective mais franchit une nouvelle étape en janvier 2017 avec l’officialisation d’un labo d’innovation, voulu par l’exécutif. Ce labo va d’abord travailler à mettre en réseau l’existant, servir de chambre d’écho et documenter les réalisations, et offrir des temps d’échanges entre environ 600 agents, en tentant de dépasser le seul périmètre des agents-cadres. Le labo a également développé une offre d’expérimentation pour traiter des projets complexes, transversaux, partenariaux que chaque service avait du mal à traiter seul. Mais pour aller plus loin, les priorités du labo sont d’étendre son action, en impliquant davantage les agents les plus éloignés, en créant davantage de partenariats avec des organisations tiers, en réussissant le passage du prototype à de la vraie mise en oeuvre. Mais il est aussi de convaincre que le temps consenti par les agents au labo est un temps productif, constitutif du métier des agents, et qu’il faudra le développer à l’avenir.

Le Cifre, un dispositif sous-exploité par les collectivités 

Un dispositif existe pour aider les collectivités à accueillir des doctorants, notamment pour épauler leurs laboratoires et équipes innovation : la Convention industrielle de formation par la recherche (Cifre) permet à une structure de bénéficier d’une subvention de 42 000 euros pour les 3 années pendant lesquelles elle embauche un doctorant. Cette subvention n’est que très peu utilisée par les acteurs publics locaux : seules 81 des 1400 Cifre de 2017 ont été passées avec des collectivités territoriales ou des associations (source ANRT). Le développement de l’information et l’accompagnement des acteurs territoriaux est une mission-clef du programme 1000 doctorants.

Le programme « 1000 doctorants ‎pour les territoires » facilite la mise à disposition d’un doctorant ou d’une doctorante au service d’une collectivité ou d’une association innovante s’intéressant aux transformations publiques et sociétales, sur des sujets allant de la modernisation de l’action publique à la transition numérique. Le jeune chercheur accompagne le territoire dans sa démarche innovante en passant les 3 années de sa thèse dans les services de la structure. Cette coopération nourrit le travail de thèse, sur un sujet choisi entre le territoire, le doctorant et l’équipe de recherche qui l’encadre.

Une démarche itérative entre la collectivité et le doctorant

La thèse CIFRE est une démarche sinueuse, itérative où les parties prenantes se nourrissent et s’enrichissent mutuellement. La complexité de ce parcours est particulièrement visible dans l’illustration suivante qui rend compte de l’approche collaborative entre une agence d’architecture et d’urbanisme (Atelier du Lieu, Nantes) et des laboratoires de recherche (LET,  ENSA-Paris-la-Villette ; CESSP, Université Paris 1 La Sorbonne).

SchémaEntreRechercheetPratique- AtelierduLieu

Comment réussir l’accueil de davantage de doctorants Cifre en collectivité ?

Les collectivités ne recrutent actuellement d’emplois à temps plein que sur des missions de première nécessité, dont la recherche ne fait malheureusement que rarement partie. Raison de plus pour ne pas se tromper lors de l’accueil d’un doctorant…! le webinar du 24 mai réunissait les témoignages de doctorants et de représentants de collectivités et visait à rappeler quelques conseils très pratiques que nous tentons ici de reformuler.

1. Bien expliquer aux équipes le statut hybride du doctorant

Le doctorant n’est ni un stagiaire, ni un professionnel aguerri : c’est un étudiant de niveau Master (Bac+5) engagé dans une thèse, un travail de recherche qui dure 3 ans et lui permettra de devenir chercheur et d’aboutir au grade de docteur, une fois son travail validé par un jury de pairs. Le doctorant est donc un jeune chercheur qui se forme à la recherche par la recherche. Or la pratique de la recherche (et plus encore de la recherche-intervention, immergée dans son terrain) n’est pas usuelle au sein des collectivités. Le caractère réflexif du travail du doctorant -étudier les pratiques de ses collègues, produire des analyses sur le fonctionnement de l’organisation- peut troubler et même déranger les habitudes, d’autant qu’il ne rentre pas dans la catégorie des études habituellement pratiquées par la collectivité (comme par exemple un accompagnement confié à un cabinet d’étude externe). Si ce positionnement n’est pas clairement expliqué dès son arrivée, il peut être source de confusion voire de jalousie et d’instrumentalisation. 

2. Montrer aux équipes de la collectivité l’apport du doctorant

Le travail de recherche que mène le doctorant doit pouvoir servir les intérêts de la collectivité ou de l’association qui l’embauche. Dans la communauté de communes du Clunisois en Bourgogne, un doctorant en sociologie travaillant sur l’exclusion sociale en milieu rural a permis de mettre en place un relais de service au public et une doctorante en géographie travaille sur la participation citoyenne dans les projets de transition énergétique en milieu rural. En Bretagne, après une période de scepticisme de la part des équipes, le travail mené par Chloé Bour à la Fabrique du Patrimoine a permis de développer au sein de l’organisation des pratiques nouvelles en matière de collaboration, de pluridisciplinarité, d’innovation et d’expérimentation, de médiation et de sensibilisation -par exemple en facilitant l’intégration de nouveaux agents.

3. Bien co-construire le sujet de recherche

La co-construction du sujet de recherche est la condition sine qua none à une expérience réussie. Il doit répondre tant aux attentes du doctorant, de son directeur de recherche que de la collectivité ou de l’association. Cette co-construction nécessite une vraie rencontre entre les trois personnes, en phase amont du projet de recherche. Pendant la thèse, des rencontres régulières (tous les trois mois, même par téléphone) permettent de s’assurer du bon déroulé du travail et d’apporter rapidement les ajustements nécessaires. Il est essentiel que l’université de rattachement et l’employeur s’accorde dès en amont sur leur rôle respectif, afin que le doctorant bénéficie d’un encadrement, claire, neutre et bienveillant.

4. Créer un cadre propice pour l’accueil du doctorant

Pour mener sa recherche, le doctorant a besoin de pouvoir agir en transversalité, de s’entretenir et observer la collectivité sous un grand nombre d’angles sans que cela soit mal vécu par les équipes. Pour y parvenir la préexistence d’une équipe déjà pluridisciplinaire et en posture de recherche -telle que les laboratoires ou équipes d’innovation- peut être un véritable plus en permettant au doctorant de ne pas être isolé et de disposer d’un cadre relativement sécurisé, tout en renforçant les capacités d’étude au sein de ces équipes.

5. Concilier la temporalité de l’employeur et celle de la recherche

Le doctorant Cifre réalise sa thèse en immersion dans la collectivité. Il y passe une grande partie de son temps (généralement 80% la première année, puis 50% la deuxième et 20% la troisième), consacré à sa thèse. Il doit à la fois réaliser sa thèse dans le temps imparti, et mener à bien le travail demandé par l’employeur. Mais l’urgence de l’employeur prime généralement sur celle de la recherche. L’employeur ne comprend pas toujours que le doctorant ait besoin de moments de prise de recul, de travail réflexif, de garder le lien avec le laboratoire, de participer à des colloques…L’encadrement doit veiller à ce que le doctorant bénéficie bien de ce temps réflexif.

6. Impliquer en amont le service des ressources humaines

Les témoignages ont permis de montrer que les services en charge des ressources humaines dans les collectivités territoriales n’étaient pas toujours ni informés ni formés à l’accueil de doctorant et au dispositif Cifre.  En termes de ressources humaines, le service dans lequel est embauché le doctorant est particulièrement important. Si le doctorant est isolé dans un service qui n’a pas de porosité avec le reste de la structure, cela peut nuire à la qualité de son travail de recherche qui ne bénéficiera alors à la structure que dans une moindre mesure.

Et après ?

Les échanges ont permit de rappeler ces conseils de base, pouvant limiter potentiellement les risques d’échecs. Mais est-ce suffisant pour démultiplier l’accueil de doctorants dans le grand dédale des collectivités françaises ? Que pourrait-on imaginer pour franchir de nouvelles échelles ? De nouveaux ateliers permettraient d’y réfléchir, mais le débat du 24 inspire déjà quelques idées “martyrs” :

– Un alignement plus stratégique des doctorants sur les grands programmes menés par les collectivités ? par exemple Programmes d’investissement d’avenir (PIA), les Territoires de Grande Ambition (TIGA), programme Coeur de ville mené par la Caisse des Dépôts dans 222 villes moyennes, etc.

– Une préparation en mode “sas de découverte”, pour préparer à la fois la collectivité et le doctorant ? par exemple, pendant un mois le futur doctorant se met en “pré-immersion” dans la collectivité, sans engagement de part et d’autre ;

– Des critères plus spécifiques inscrit dans la convention, pour aider le doctorant à “négocier” son rôle ? par exemple 4 à 5 pré-requis, comme le droit de réaliser librement des interviews sous des conditions admises par l’administration, l’obligation de présenter la démarche de recherche aux différents échelons de la collectivité, etc.

– Une “place de marché”, pour mettre en rapport les candidatures de doctorants et les collectivités déjà prédisposées à la recherche ?

 

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Pour aller plus loin

Pour retrouver la vidéo du débat : Cliquer ici.

Pour retrouver les présentations : https://www.slideshare.net/27eregion/webinaire-hesamla27eregion

Le programme « 1000 doctorants pour les territoires » : http://www.hesam.eu/blog/1000-doctorants/

Illustration réalisée par Nolwenn Dulieu (Architecte – urbaniste, gérante de l’Atelier du Lieu) et Ségolène Charles (Architecture Urbaniste, doctorante CIFRE, chargée de mission urbanisme et concertation Atelier du Lieu)

Les participants au wébinaire  : 

Jordana A. Harris, Hesam Université

Stéphane Vincent, la 27e Région

Florian Graveleau, Département de Loire Atlantique Chef du service innovation,

Benoît Vallauri, Région Bretagne Responsable du Ti Lab,

Région Bretagne – SGAR Bretagne

Sébastien Houssin, Ville de Mulhouse, 

Chef de projet La Transfo, Mission Pilotage de la performance

Antoine Foucault, Région Occitanie Directeur de projet innovation (DPI / Le Lab)

Sophie Largeau, Ville de Paris

Chargée du laboratoire d’innovation et de la Transfo

Benjamin Gentils, Ministère de l’Education nationale

Pôle de soutien à l’innovation du Min. de l’Education Nationale

Chloé Bour, Vice-Présidente de l’AD Cifre SHS Doctorante Cifre

Maëlle Nicault , Conseil Régional de la Réunion Chargée de recherche – Pôle Aménagement des Hauts Direction Aménagement et Développement du Territoire

Manon Dalban, Métropole de Grenoble

Doctorante CIFRE – Laboratoire du GRESEC – UGA DGA Ressources

Thomas Bourdaud, ComCom du Clunisois

architecte, Doctorat en CIFRE (LET, ENSA la Villette / ENSA Nantes)

Sabine Zadrozynski designer

Adrien Lunsinchi, Centre Michel Serres Etudiant

Théo Buisson, IAE de la Rochelle

Etudiant Master Sciences pour l’environnement

Chloé Rotrou, Designer, collectif Point Huit