crédits : Le POLAU
Depuis plusieurs années, La 27e Région s’intéresse aux modes de gouvernance de l’action publique inspirés des communs. A ce titre, la gouvernance des ressources naturelles représente un enjeu de taille face aux différentes menaces qui pèsent sur celles-ci (dégradations, prédation, épuisement …). Plusieurs acteurs publics adoptent aujourd’hui des stratégies en rupture avec les modèles dominants pour combiner préservation et accessibilité. Au premier rang de ces ressources essentielles figure l’eau, dont la bonne gestion et la gouvernance (sa préservation, son mode de gestion mais aussi la pérennisation de ce dernier… ) sont un des enjeux majeurs des décennies à venir, à l’échelle planétaire comme à l’échelle locale, y compris dans des territoires qui semblaient jusqu’à présent préservés de tensions sur cette ressource. Quels rôles pour l’acteur public dans la gestion de cette ressource, entre meilleure implication des habitant.es, égalité d’accès et auto-gestion citoyenne ? Comment repolitiser le rapport à cette ressource essentielle voire, dans un contexte d’urgence climatique et environnementale, dessiner de véritables métamorphoses institutionnelles et juridiques ?
Ces questions étaient au coeur du webinaire que nous avons organisé le 4 juin dernier, à destination de nos adhérents. Nous y avons abordé différentes stratégies et formes de gestion locale de l’eau et des milieux aquatiques, mettant l’accent sur une gouvernance plus partagée, impliquant les habitant.es et les acteurs sociaux du territoire. Au-delà de la remunicipalisation des services d’approvisionnement et d’évacuation des eaux usées, certaines collectivités expérimentent des instances et modalités nouvelles de participation, de contrôle citoyen et de co-décision, comme à Terrassa en Espagne. Plus radicales encore, la reconnaissance juridique et la représentation des fleuves, à travers la démarche très inspirante du Parlement de Loire portée par le POLAU, symbole d’un nouveau paradigme juridique visant à inclure les non-humains et leurs intérêts dans les prises de décisions.
Remunicipalisation vs gestion en commun : de la diversité des formes d’organisation autour du service de l’eau
Antoine Brochet, post-doctorant à l’INRAE, travaille sur la gouvernance des inondations du Rhône (projet FluidGOV) après une thèse sur la gouvernance de l’eau dans l’agglomération grenobloise. Il dessine un premier paysage des modalités de gestion de l’eau, entre privé, public et commun, et met en perspective les enjeux d’une gestion de l’eau « en commun », dans un contexte de remunicipalisation croissante de cette ressource en France.
Une telle bascule est souvent initiée comme une réponse collective aux carences de la gestion privée de l’eau (manque d’investissements dans les infrastructures, de transparence, augmentation des tarifs, risques environnementaux …), convainquant certaines communautés que le secteur public est mieux à même de fournir des services abordables, accessibles et de bonne qualité pour les citoyen.nes.
Néanmoins, la remunicipalisation de la gestion de l’eau aboutit souvent plus à une gestion publique «participative » qu’à l’exercice d’une compétence réellement « en commun », avec les habitant.e.s, même si des instances comme le comité des usagers de l’eau de Grenoble tentent d’aller plus loin pour associer des habitant.es aux processus décisionnels. La gestion de l’eau potable, compétence des agglomérations ou des métropoles, est fortement encadrée par des normes techniques, sanitaires, juridiques et environnementales qui ne sont pas définies localement mais à l’échelle nationale ou européenne. Les usagers peuvent donc difficilement être réellement coproducteurs du services, la technicité du sujet rendant par ailleurs difficile son appropriation et sa mise en débat large. ; Ces débats sont d’ailleurs souvent centrés autour de la question tarifaire, avec un risque de dépolitisation.
Antoine Brochet prend appui sur son travail sur l’agglomération grenobloise, caractérisée historiquement par une « hydrodiversité territoriale », pour questionner la possibilité d’imbriquer gestion en commun et gestion municipale. Il décrit la géopolitique et la diversité des modèles, des logiques et des imaginaires qui cohabitent et se tissent autour de la gestion de cette ressource. Sur les versants montagnards de l’agglomération grenobloise, des communautés ont en effet développé des systèmes de gestion traditionnelle de l’eau, organisée de manière autonome, souvent liés à l’économie agricole de ces villages et répondant à des problématiques micro-locales. Ces « petits communs de l’eau » sont à contre-courant du mouvement de centralisation impulsée par la remunicipalisation du service de l’eau, et au souhait des acteurs publics de supprimer ces petits services d’eau considérés comme archaïques et peu en phase avec les normes de gestion métropolitaines.
Comment dépasser ce hiatus et soutenir le renforcement d’approches par les communs? Antoine Brochet dessine plusieurs pistes : diversifier la norme, rendre visible et mieux reconnaître la valeur ajoutée de ces formes d’organisation pour en faire des catégories juridiques à part entière ; pousser plus loin les modes d’association des habitant.es et être plus ambitieux sur les effets recherchés, pour favoriser la réappropriation de la gestion de l’eau et des enjeux qui y sont liés à de plus petites échelles ; élargir le champ des sujets sur lesquels est mobilisée l’avis et l’expertise citoyenne, au-delà des seules questions tarifaires (transformation de la culture de l’eau et enjeux liées à son usage frugal, inclusivité de l’accès au-delà des usagers, par exemple aux personnes SDF ou migrantes, etc.)?
Repolitiser la gestion de l’eau : l’exemple de Terrassa – ES
A ce titre, la ville catalane de Terrassa, qui a développé depuis 2015 un mode sophistiqué d’association des habitant.es dans la gestion de l’eau, est particulièrement inspirante.
Posons le décors : avec la crise économique et sociale qui touche l’Espagne entre 2007 et 2012, le chômage explose à Terrassa alors que les aides ne cessent de diminuer… amenant en 2014 la ville à revendre les actions qu’elle possède dans l’entreprise gestionnaire de l’eau (Mina Agbar) pour financer l’assurance chômage. Dans la lignée du mouvement des Indignados, qui s’empare du sujet de la gestion de l’eau (à Valence notamment), naît une mobilisation citoyenne en vue de la ré-appropriation de l’eau par les habitant.es, qui aboutit à la remunicipalisation de l’eau et à la mise en place d’un nouveau système de gouvernance avec la création de l’OAT (Observatorio del Agua de Terrassa). L’observatoire est autonome, a son propre budget et vise à représenter l’ensemble des habitant.es de Terrassa. Son objectif principal est d’intégrer les citoyen.nes dans la définition des politiques et des décisions stratégiques qui affectent la gestion de l’eau, à travers la présentation de propositions, la préparation d’études et de rapports, l’information et la formation des citoyen.nes. Pour cela, l’OAT, en partenariat avec les universités, organise des ateliers apprenants pour sensibiliser et former les citoyen.nes à la gestion de l’eau. Au-delà de la participation citoyenne, l’ambition de l’OAT est de faire émerger un véritable espace de coproduction et de dialogue entre les citoyen.nes, l’entreprise gestionnaire Taïgua et la ville de Terrassa, afin de construire une culture de la gestion de l’eau en commun.
La ville espagnole s’invente donc en laboratoire d’une gestion de l’eau en commun, qui pourrait bien inspirer d’autres villes dans les prochaines années. Cette expérience est décrite plus avant dans un article du Transnational Institut à consulter ici (en anglais)
Façonner de nouveaux modes d’action juridique, élargir les imaginaires : Le Parlement de Loire
Face à la multiplication des risques, des pollutions et des projets industriels ou d’aménagement qui menaceraient leur intégrité, comment ouvrir de nouvelles voies d’action pour mieux protéger les fleuves ? Dans un contexte d’urgence écologique, quelles institutions nouvelles imaginer pour donner plus de place au vivant, aux écosystèmes ? Sur l’inspiration de la Nouvelle-Zélande (Whanganui), de la Colombie (Rio Atrato) et l’Inde (Gange), qui ont tenté de doter des fleuves d’une « personnalité juridique », mais aussi des institutions potentielles scénarisées par Bruno Latour et Frédérique Ait Touati, le POLAU a engagé pour la Loire, dernier fleuve naturel d’Europe, un passionnant exercice de fiction institutionnelle avec l’artiste et juriste Camille de Toledo.
Le projet initié par le POLAU propose donc de tester les modalités d’un Parlement de Loire, au travers d’une série d’auditions publiques, partant de l’hypothèse de doter le fleuve d’une personnalité juridique. Comment faire dialoguer ceux qui utilisent la ressource et ceux qui constituent la ressource ? Peut-on représenter les entités non-humaines, en faire de nouveaux acteurs du territoire et ainsi recomposer les assemblages relationnels ? Il s’agit de convoquer la parole d’artistes, de juristes, de scientifiques ou d’ingénieurs pour explorer les voix des non-humains, les conflits et négociations inter-espèces, la possibilité d’institutions animistes… La démarche s’est complétée de différentes formes d’atterrissage et de partage (assemblées de Loire, arpentages, créations radiophoniques, journées professionnelles…), qui ont cherché à embrasser l’ensemble du cours d’eau, de la nappe à sa distribution, à re-créer des solidarités entre l’amont et l’aval du fleuve, à inviter la diversité de ses acteurs (agriculteurs, industriels, usagers non économiques, collectivités territoriales, faune, flore …)
Quelle est la capacité d’entraînement de ces récits ? Plus que d’apporter des réponses (qui peut parler au nom de qui ?), l’exercice, en inventant ce qui n’existe pas encore, pointe les manquants, les impensés, les besoins d’actualisation de nos cadres de pensée, de nos institutions, de nos espaces publics pour inventer un nouveau rapport au vivant à l’ère de l’anthropocène. Les imaginaires convoqués par le registre fictionnel cherchent ainsi à créer du dialogue, de nouvelles considérations, un horizon de transformation. De manière très concrète, le Parlement de Loire a mobilisé divers acteurs publics du territoire, dont l’Agence de l’eau Loire Bretagne, qui s’en nourrit notamment dans ses démarches de concertation avec les acteurs locaux ; l’initiative a également inspiré la conception du projet d’urbanisme ERE 21, sur le site de l’échangeur 21 situé en bord de Loire, à la frontière entre Tours et Saint-Pierre-des-Corps.
Ces trois récits et mises en action, différentes mais complémentaires, convergent vers la nécessité d’imaginer, au-delà d’une injonction à “faire en commun”, de nouvelles instances, à composer des gouvernances plus diverses pour gérer et protéger l’eau, à initier une transformation culturelle de notre rapport à cette ressource, et plus largement au vivant. Ils nous donnent envie d’aller plus loin dans l’exploration et l’expérimentation de ce que pourraient être les formes et modalités de ces gouvernances, dans un contexte où de plus en plus de collectivités françaises remunicipalisent la gestion de l’eau ou cherchent à embrasser plus largement les enjeux de transition écologique.
Ami.es agent.s et élu.es, acteurs intéressés par le sujet, faites-nous signe si vous souhaitez poursuivre la conversation ! sbois-choussy@la27eregion.fr