En colo au pays de la systémique (2/3)

Posted on 26 novembre 2024 par Sylvine Bois-Choussy

Seconde étape de notre voyage en continent systémique, après une entrée en matière durant laquelle nous avons passé en revue les nouveaux mots à ajouter à notre besace, voici quelques outils d’orientation pour analyser les parties prenantes, un système, et questionner sa juste place. 

 

La cartographie systémique des parties prenantes

C’est la boussole géopolitique de la situation ! Face à un problème complexe, aux enjeux entrelacés, elle propose d’identifier les positionnements de chacun et de mieux cerner les capacités d’agir. Pour chaque acteur, elle propose d’identifier :

# La souffrance liée au problème : En quoi exactement le problème impacte-t-il cet acteur ? Cela permet de qualifier la diversité des impacts d’un problème, mais également de repérer si améliorer une dimension du problème a pour effet d’en aggraver une autre ; par exemple, concentrer son action sur une certaine catégorie d’acteurs peut conduire à diminuer son intervention auprès d’autres, fragilisant ainsi l’écosystème.

# La vision déclarée du problème : Quelles sont, dans le système d’acteurs, ceux qui ont une vision partagée, les points de controverse ? Quels impensés ceux-ci révèlent-ils ? Quelle est la solution évidente pour tel acteur (et qui parfois contribue à des injonction contradictoire, à disqualifier d’autres solutions, à créer de nouveaux effets de bord…) ?

# La bonne raison pour maintenir le statut quo : Sur quels freins implicites faudrait-il agir ? Ce peut-être par exemple le manque de moyens pour avancer, le risque de perdre le soutien des tutelles, le manque de portage par les élu.e.s, etc.

# L’enjeu prioritaire concurrent : Parmi la myriade des problèmes auxquels les acteurs sont confrontés, comment établissent-ils leurs priorités ? Comment faire des ponts entre leurs propres enjeux ?

# Stratégie d’action : Qui sont les client au changement ? Les plaignants ? Les passagers clandestins ? Les opposants ? Ces questions peuvent aider pour identifier sur quels acteurs s’appuyer, et comment adapter sa propre stratégie à leurs besoins.

Nous avons testé cette grille sur l’un de nos programmes : cela a permis de re-questionner les priorités que nous avions posées et de relire la difficulté que nous avions ressenti à embarquer certains acteurs : ils étaient en fin de compte peu ‘clients au changement’. In fine, cela nous a conduit à ré-ouvrir notre méthode d’intervention et à repenser les finalités de la dernière phase et des livrables à produire.

 

La rosace systémique

C’est un sorte de diorama pour mettre en perspective sa propre action en la soumettant à différents éclairages et ainsi regarder la diversité de ses effets, la place de sa propre initiative dans l’écosystème, les relations entre les parties prenantes, etc. La rosace systémique permet de mieux prendre en compte la complexité d’un problème et des processus de changement et aide à trouver sa plus juste place autour de 5 invitations :

#1 : Se confronter à ses effets de bord, c’est à dire porter attention aux effets positifs comme négatifs que l’on produit, plutôt qu’uniquement aux preuves de réussites de son approche, et s’assurer que celle-ci, en plus d’atteindre ses objectifs, ne freine pas le changement de manière détournée. Par exemple, une petite organisation développant une approche particulièrement novatrice avec quelques acteurs pourra faire passer pour obsolète un acteur plus ancien, au travail moins innovant mais fédérateur pour de nombreuses parties prenantes. Quel temps dédier à créer des synergies plutôt qu’à développer en parallèle des activités qui pourront finir par sembler en concurrence ?

#2 : Articuler le palliatif et le changement. Invite à discerner dans quelle mesure des actions palliatives au problème freinent ou empêchent les changements souhaités : Comment mieux ajuster palliatif et changement, mais aussi court terme et long terme, réformisme et radicalité, …etc. afin que l’un et l’autre se renforcent ? Il s’agit d’expliciter les limites de sa propre action afin de lui trouver son juste équilibre. Les projets démonstrateurs portés par une équipe d’innovation auront par exemple un effet d’entrainement, mais ne transformeront qu’à la marge s’il ne s’appuient pas sur la formation des agents et sur un changement culturel plus profond.

#3 : Élargir ma vision du changement. Quel est l’apport spécifique des différents acteurs d’un système, comment mieux articuler sa propre contribution au changement aux contributions nécessaires des autres parties prenantes ? Comment se soutenir dans une dynamique collective plutôt que d’entrer en concurrence, mieux articuler action palliative et changement systémique, choisir de n’intervenir que là ou le changement crée est le plus opportun et non lorsqu’il vient contrer les initiatives d’autres acteurs, redécouvrir les solutions passées, contraires, ou portées par d’autres ; etc.

#4 : Soutenir mes parties prenantes, soigner les relations. Comment, plutôt que se concentrer sur la réussite de sa propre solution, intégrer dans sa stratégie le soin aux acteurs essentiels à son action, mais aussi identifier finement alliés insoupçonnés, adversaires accidentels, etc. ? Cette dimension invite à mieux prendre en compte dans quelle mesure le projet est également un espace de mise en relation des acteurs qui ne se rencontrent pas habituellement (des financeurs de nature divers par ex.), de mieux combiner les solutions de chacun.e (en organisant des temps stratégiques élargis par ex.), de permettre les ajustement qui aident  le “système” à fonctionner de manière plus souhaitable.

#5 : Nourrir la résilience et la vitalité de mes écosystèmes. Il s’agit ici d’identifier ses propres effets sur  la vitalité de l’ écosystème : distribution du pouvoir, production, accès et valorisation des savoirs, diversité des pratiques et des opinions, etc. Cela permet de mieux expliciter quelles sont ses conditions de résilience pour intégrer sa contribution de manière plus stratégique.

La Rosace et plus globalement l’approche systémique sont une manière de se détacher du sentiment de voir la réalité en termes principalement de ce que l’on apporte, que l’on fait bien et pourrait faire mieux avec plus de ressources. Elle invite à porter plus d’attention à la valeur des contributions apportées par les autres, aux relations entre acteurs et à leurs moteurs propres, et finalement à chercher à ajuster en continu notre rôle, voire par exemple à renoncer à certaines initiatives ou à être plus intentionnel.

 

La grille d’intelligibilité

Olivier Millet, rencontré durant la première session, travaille depuis 25 ans à la résolution de conflits dans le milieu socio-éducatif et les entreprises. Il applique aux conflits sur lesquels il travaille une grille d’intelligibilité, inspirée de l’école de Palo Alto.

La grille suit 4 étapes :

#1. Identifier quel est le problème : Pour clarifier la situation, qui fait quoi, à qui, qui pose un problème ? En quoi est ce un problème pour eux, quelles conséquences pratiques ? Il est souvent difficile de trouver les parties prenantes disponibles pour un changement, avec qui on va pouvoir travailler qui fera la différence : il faut souvent s’intéresser à ceux qui se plaignent le plus ;

#2. Repérer le thème des tentatives de solutions (ou de régulation) : tout ce que l’on essaie est en général une variante de la solution qui ne marche pas, ce que le bon sens commun nous amène a dire “on essaie de provoquer des prises de conscience” ce qui amplifie le problème involontairement ; Il vaut mieux interviewer et chercher à identifier ce dont tout le monde parle, on renvoie une photographie, et si les gens disent oui c’est ça, ils ne peuvent plus faire semblant de ne pas savoir / On donne très peu de pistes, on ne veut pas se substituer a eux. Quelquefois il faut  juste faire bouger une ou deux boucles de rétroaction ;

#3. On fait des changements a minima ; on cherche des premiers signes de changement. Le sujet, c’est : Quelle est la plus petite règle qui peut changer même un peu le système ? On essaie de faire apparaître des petites différences qui peuvent installer de nouvelles règles / C’est l’action qui doit produire la prise de conscience

#4. On réfléchit et on agit a 180 degrés…

Autant que possible, Olivier cherche à créer des « expériences émotionnelles correctrices » : faire vivre aux personnes des expériences émotionnelles qui changent leurs habitudes, par exemple dans le cas d’un conflit.

 

Les étapes de changement systémique

Cette matrice construite par Peter Stroh dans son livre System thinking for social change est une manière de baliser le parcours de transformation, autour de 4 étapes :

#1 : Créer les fondations du changement : Mobiliser un petit groupe d’acteurs d’un même système prêts au changement (c’est à dire suffisamment insatisfaits de l’existant pour chercher d’autres approches, enthousiastes pour tester d’autres manières de faire, et prêts à dégager du temps pour la coopération et la réflexivité,…) pour créer un terrain commun, identifier ce qui les lie : expliciter la vision du problème et les endroits d’intervention de chacun.e ; quelles sont les fiertés et les échecs n?; pourquoi le problème persiste-t-il malgré l’action de chacun, etc. Ce qui peut être utile dans cette étape : se former collectivement, identifier des archétypes récurrents (par exemple des solutions qui se gênent mutuellement, des situations récurrentes, des injonctions paradoxales, etc.), expliciter les problèmes complexes…

#2 : Faire face a la réalité qui me dépasse : En mode enquête, élargir sa perception du problème en s’intéressant aux relations entre les acteurs plus qu’aux causes profondes de celui-ci, pour nourrir la conversation sur ce que l’on pourrait faire différemment : quelles sont le logiques d’interventions, les mécanismes sous jacents, les liens de causalités, etc.

#3 : Faire le choix explicite d’un fonctionnement différent, en prenant en compte le coût de ce changement. Il s’agit ici de prendre en compte aussi les bénéfices, pour chacun, du statut quo, et les coûts d’un changement (perte de soutien de certains acteurs, besoin d’acquérir de nouvelles compétences, etc.), comme les risques et situations qui conduiraient à un retour à la situation antérieure, afin de mieux les anticiper.

#4 : Combler l’écart entre vision explicite désirable et la réalité présente. Lorsque chacun est prêt au changement, quels sont les bons points d’acupuncture sur lesquels agir en priorité ? Quels liens de causalité corriger, quelles relations soigner ? Comment réaligner son mode d’intervention avec ses objectifs ?

 

Mais au fait, la pensée systémique, cela vient d’où ? Si vous avez envie d’aller plus loin,  retrouvez ici les notes de notre arpentage de Pour une pensée systémique de Donella Meadows, l’une des grand-mères de la systémie.