Devenir terriens : le grand troc des savoirs (4/5)

Posted on 25 novembre 2015 par Margaux Brinet

A l’approche de la fameuse COP – Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques – à la 27e Région nous nous sommes demandés comment nous pouvions nous emparer du sujet ?

Nous avons donc choisi de regarder la Cop 21 comme un formidable laboratoire de nouvelles formes d’engagement et de mobilisation. Nous nous sommes intéressé à cinq projets ayant en commun l’ambition de produire de nouveaux récits collectifs, d’articuler réflexion et action, de remettre en capacité les citoyens.


Comment repenser nos modes classiques de représentation et de diffusion des savoirs pour mieux rendre compte d’une problématique complexe ? Comment donner une voix (à la fois intelligible et sensible) à cette complexité ?

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Projet hybride, entre performance artistique, conférence scientifique et expérience humaine unique, Blackmarket for Useful knowledge and non-knowledge (littéralement « Un marché noir de la connaissance utile et du non-savoir ») propose une réponse à ce défi. Pour sa 18e occurrence et en lien avec la COP21, le projet s’est installé le 21 novembre dans l’atrium du Musée de l’Homme à Paris, qui vient tout juste de rouvrir ses portes.
On a vécu cette drôle d’expérience, et on a découvert ses coulisses avec Alexandra Cohen, de la coopérative culturelle Cuesta , à l’origine de l’événement avec le duo de commissaires d’expositions Council.

Blackmarket for Useful knowledge and non-knowledge est un concept développé par la dramaturge allemande Hannah Hurtzig (Mobile Academy Berlin). Sous ses faux airs d’événement pour happy few, l’idée est simple et belle : pendant quelques heures, une immense place de marché du savoir, où chacun est invité à choisir un expert avec lequel il va dialoguer en tête à tête pendant une demi-heure, en échange d’un présent symbolique (car c’est du marché noir !). C’est un « anti-TED » (l’expert n’est pas seul sur scène, face au public), mais ce n’est pas non plus un « vulgaire » speed-dating, tant son esthétique et son protocole sont travaillés (la scénographie, la ritualisation des séquences, jusqu’au look très travaillé des hôtes et hôtesses « de vente » !).

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De fait, pour Alexandra, le Blackmarket repose sur un triptyque : scientifique // politique // artistique. Il s’agit d’engager les citoyens dans la construction de savoirs, en redonnant à l’art, et en particulier ici au théâtre, sa visée émancipatrice, et son rôle d’agora. Le projet est résolument ancré dans une recherche artistique et intellectuelle exigeante, et on n’est pas loin, parfois, d’une forme d’ésotérisme …

Ce Blackmarket N°18, intitulé « Devenir Terriens », explorait – COP 21 oblige- la notion très en vogue d’anthropocène
Que signifie « vivre dans l’Anthropocène » ? Comment y arriver ? Et qui deviendrons-nous ?
Elle partage avec la question climatique la grande complexité des enjeux, leur ramification, mais aussi la profusion des ressources, pour peu qu’on soit prêt à affronter cette complexité. L’Anthropocène (concept non encore validé scientifiquement mais qui a pourtant connu une résonance exceptionnelle dans les milieux scientifiques et académiques ces dernières années) interroge, justement, par le risque de simplification et de confusion qu’il porte en gène : derrière le récit de la domination de l’homme, on aurait tendance à ne pas dire qui est cet homme, quelles sont ses responsabilités, à quelle époque et à quel endroit … Certains s’interrogent par exemple : ne devrait-on pas plutôt parler de « Capitalocène » ?

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Les 150 conversations de cette soirée, les 75 experts venus d’horizons très divers, sont un effort pour échapper à cette tentation simplificatrice. On trouve bien sûr des climatologues, des philosophes, des anthropologues, des ingénieurs …, mais aussi des artistes, des jardiniers, des éco-féministes ou des bergers. Les incontournables (le philosophe Bruno Latour ou le démographe Hervé Le Bras) côtoient les inattendus (une collégienne « spécialiste » d’un roman jeunesse écologique, « Le prince des Nuages »  , ou Jennifer Teets, performeuse qui mène des recherches sur la matière en transition – du fromage à la boue). Chacun détient un savoir particulier, souvent pratique, incorporé dans l’existence (c’est le « Useful Knowledge »). Chacun à son échelle et/ou à l’échelle de sa discipline vient témoigner d’une expérience de définition ou de redéfinition de la place de l’homme et de son identité, comme l’ambassadeur de Bolivie en France (le pays a modifié sa constitution pour y introduire la la Pachamama – la terre-mère) ou un chercheur de l’INALCO qui révèle les stratégies d’adaptation des peuples roms dans l’histoire.

Mais la transmission du savoir est loin d’être unilatérale dans les conversations, c’est d’ailleurs toute la force du Blackmarket : le savoir y est en construction, il résulte d’un échange horizontal entre l’expert et son « client ». Et les non-savoirs (non-knowledge ) sont en réalité des savoirs qui n’ont pas encore trouvé leur langage, leur expression …

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Pour ceux dans le public qui sont trop timides pour se prêter au jeu du tête à tête, (ou les déçus qui n’ont pu décrocher un rendez-vous avec l’expert de leur choix !), certaines conversations sont diffusées en temps réel grâce à des casques audio multicanaux. Des conversations qui, chacune à sa manière, rendent sensibles et incarnés les débats scientifiques, comme les actions militantes, des voix qui les portent et les font partager pendant une soirée.

Bref, un format original et inspirant (dont on aimerait qu’il touche un public plus large) pour coproduire de la connaissance et de l’analyse, en mêlant expertise scientifique et pratiques plus informelles ou savoirs expérientiels …

 

Découvrez la bande annonce de l’événement :