En visite sur IPAUP93, une recherche participative soutenue dans le cadre de CO3 visant améliorer les connaissances sur les sols urbains et expérimenter des techniques de restauration de sols pollués en lien avec le Département de la Seine Saint-Denis (1).
Par Alexis Midol-Monnet, Olivier Palluault, Stéphane Vincent, et une douzaine de contributeurs mentionnés en bas de texte (2)
Le travail de la recherche académique s’opère de plus en plus avec une diversité d’acteurs socio-économiques, après s’être longtemps cantonné principalement à une collaboration étroite avec le milieu industriel et marchand. Les collectivités territoriales, tant au regard de leurs domaines de compétences, de leurs ressources que des problématiques territoriales qui les concernent, constituent des partenaires de premier choix.
Pour autant, les liens entre recherche et collectivités territoriales demeurent encore limités, ou marqués par des logiques asymétriques et finalement peu coopératives (la collectivité intervenant surtout comme financeur, pleinement libre des choix d’allocation de ses ressources ; le monde académique se positionnant quant à lui comme un acteur tout aussi indépendant quant aux contenus et aux modalités de ses interventions).
Le présent billet s’inscrit dans le prolongement d’un atelier organisé aux rencontres “Recherche et territoires” de l’AVUF (Associations des Villes Universitaires Françaises) en octobre 2024 et d’un premier billet dans lequel nous nous adressions d’abord aux collectivités désireuses de participer à des activités de recherche. Il a fait l’objet de deux ateliers participatifs organisés début 2025. Ces derniers ont permis de mettre à contribution une vingtaine d’agents publicsde chercheurs.ses et d’acteurs de la société civile, que nous remercions chaleureusement (3). Son objet est ici de poser quelques questions de fond auprès des acteurs du monde scientifique, avec comme finalité d’encourager une coopération plus forte avec les collectivités territoriales. Il repose sur la volonté de dépasser les frustrations souvent générées par des premières collaborations et de proposer aux deux parties, un changement de paradigme dans la manière de concevoir leur relation.
Les questions suivantes s’adressent ainsi tant aux chercheurs.ses impliqué.e.s dans des démarches scientifiques qu’aux institutions et organismes dans lesquels ils opèrent (laboratoires, universités, centres de recherche…)
1. Avez-vous explicité, en tant que chercheur.se, le sens que vous donnez à votre activité et les finalités qui sont les siennes ?
La « recherche » renvoie à un imaginaire professionnel et social qui place les « chercheurs.ses » comme des personnes disposant du monopole de la création de connaissances. Cette terminologie est préférée à celle de « scientifique » (qui demeure utilisée mais généralement plus restreint aux sciences appliquées ou exactes) ou, plus ancienne et controversée, de « savant ». Elle masque la spécificité du travail de la recherche, qui est tout autant une activité tournée vers la découverte de nouvelles connaissances qu’une modalité de travail, construite autour de protocoles rigoureux composés d’hypothèses et de procédures de validation, transparentes et écrites de manière à ce qu’elles soient reprises, analysées, critiquées, et réappropriées par d’autres.
Cette dimension systématique, également éthique et ouverte, la distingue d’autres modèles de connaissances, comme l’expertise par exemple, mobilisée par les collectivités territoriales auprès des cabinets de conseil et bureaux d’études. Or l’un des malentendus des démarches de coopération recherche-collectivité vient d’une absence d’explicitation initiale de ces différences, et d’une incompréhension des résultats auxquels peut (ou non) aboutir une opération de recherche. Un acteur scientifique engagé auprès d’une collectivité aura ainsi intérêt à bien préciser préalablement différents éléments de son travail : tout d’abord, la « raison » du travail de recherche, qu’elle vienne d’un constat fait sur le terrain (par un agent de la collectivité, un élu ou une organisation tierce, comme une association par exemple) ou qu’elle relève d’un travail scientifique préalable. L’origine du travail est décisive sur l’organisation et la conduite même des opérations, nécessitant une dimension étroitement participante et « embarquée » si elle procède de la collectivité ou d’un acteur du territoire.
Ensuite, il s’agit de présenter les finalités opérationnelles poursuivies par une démarche de recherche qui ne peuvent relever dans le cadre d’une démarche de coopération avec une collectivité, des seules logiques de publication et de communication scientifique, mais bien aboutir à des actions ayant une portée concrète. Enfin, les modalités propres au travail scientifique impliquent une bonne distance avec la notion même de « résultat ». L’activité scientifique peut aboutir à remettre en cause le bien-fondé de la démarche : elle peut éclairer des perspectives nouvelles mais problématiques du point de vue politique ; elle peut aussi conduire à invalider les hypothèses initiales et délégitimer des initiatives inscrites dans le projet politique ou de services de la collectivité. Si elle est toujours riche d’enseignements et d’apprentissages, elle ne peut garantir à l’avance la qualité et le contenu de ceux-ci. Par définition, la recherche aiguise la réflexion critique et le doute ; elle est une composante de la mise en débat démocratique des choix politiques et techniques qui sont opérés ; Si elle est un cheminement vers la Vérité, elle ne la proclame pas, et ne propose pas de « certitudes ».
La démarche Sciences Avec et Pour la Société (SAPS), initiée par l’Etat et mise en place au début de l’année 2017 a eu le mérite de remettre l’attention sur l’enjeu des coopérations Science- Société et de conduire les universités disposant de ce label dans un travail d’explicitation du métier et de l’activité de chercheur.se auprès des acteurs de leur territoire.
2. Avez-vous précisé votre rôle et votre posture dans le cadre du travail de collaboration avec la collectivité ?
La démarche de collaboration avec la collectivité sera d’autant plus prolifique qu’elle sera basée sur la bonne compréhension du rôle du/de la chercheur.se. Parfois appréhendée comme pouvant se substituer à celle du consultant, la figure du chercheur est effectivement plastique et on peut lui attribuer différents rôles comme ceux de cadrer la démarche scientifique, produire des données, apporter un éclairage « expert » autour d’un sujet ou d’une problématique, encadrer un doctorant ou une équipe de recherche, ou encore constituer l’état de l’art initial des connaissances déjà disponible sur le sujet. Or ces fonctions renvoient à des rôles bien différents, qui entretiennent une confusion sur ce que l’on pourrait (ou serait en droit d’) attendre d’une collaboration avec un.e chercheur.se du point de vue de la collectivité. Un travail de clarification préalable est une étape particulièrement profitable, permettant aussi de distinguer les rôles distincts assumés par les différentes personnes intégrées au sein de l’équipe de recherche.
Avec les projets de recherche participative sont apparus des acteurs de l’intermédiation, qui assurent le suivis des projets et favorisent l’expression des différentes parties prenantes. On le retrouve dans les ANR SAPS mais aussi dans le programme CO3 (initié par l’ADEME, la Fondation de France, Acropolis Fondation, la Fondation Daniel et Nina Carasso, le Fondation Charles et Léopold Meyer pour le Progrès de l’Homme) et dans d’autres dispositifs de soutien. La place des intermédiaires de recherche (parmi lesquels les tiers-veilleurs) joue un rôle central pour renforcer le partenariat entre institutions académiques et collectivités, en s’appuyant sur des métiers en éclosion rattachés à des structures variées.
3. Avez-vous clarifié votre position et la nature de votre métier ?
Une attention spécifique doit être apportée au cadre effectif et professionnel qui est le vôtre, et à leur explicitation, notamment dans trois directions. 1) Qui est votre employeur ? 2) Quelle est la nature de votre emploi et de votre contrat ? 3) quel est le cadre de la collaboration ?
Sur le premier point, il existe une confusion importante liée aux chercheurs.ses dits « associés », qui rattachés à des laboratoires académiques, sont souvent des chercheurs.ses ou des consultants travaillant dans des entreprises de droit privé (cabinets de conseil ou bureaux d’études, entreprises de services…). S’ils sont qualifiés pour mener une activité de recherche, ils ne sont pas des (enseignants-)chercheurs.ses au sens académique, et ne peuvent engager une collaboration entre une institution de recherche et une collectivité territoriale.
Sur le second point, il est nécessaire de préciser combien le temps de travail d’un enseignant-chercheur est un emploi à temps plein et est déjà largement occupé par les cours qu’ils donnent et la participation à la vie du laboratoire. Le temps disponible est donc déjà fortement contraint. L’intégration dans le cadre d’un travail partenarial avec la collectivité s’opérera avec la collectivité que dans la mesure où ce travail est en résonance soit avec le sujet de prédilection du/de la chercheur.se, soit avec son positionnement d’encadrant (directeur de thèse par exemple) ou sa compétence méthodologique (cadrage d’une démarche scientifique ou participation à un comité scientifique).
Sur le troisième point, il est indispensable de bien formaliser une collaboration au niveau institutionnel, c’est-à-dire entre le laboratoire de recherche (et donc sur un plan juridique l’institution de recherche ou l’université) et la collectivité, afin d’éviter à la fois une absence de cadre ou une intervention sous la forme d’une prestation à titre individuelle.
Le répertoire national des structures de recherche permet de rendre compte de la reconnaissance du laboratoire comme structure de recherche reconnue par le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche.
4. Avez-vous clairement appréhendé le partenaire public, dans sa complexité et sa diversité ?
Une collectivité territoriale constitue une institution complexe, où le jeu des relations et les champs de compétences peuvent apparaître obscurs à une personne qui n’en est pas familière. Travailler avec une collectivité implique de bien distinguer premièrement le pouvoir politique d’une part, de l’administration d’autre part. Collaborer avec une collectivité ne signifie pas prendre une position partisane mais implique toutefois de respecter le cadre démocratique sur lequel est fondé le travail de l’administration et qui renvoie à l’assistance et à l’exécution de décisions, de choix ou de priorités prises par une autorité politique issue des élections. Il peut être important que soit clarifié avec l’interlocuteur de la collectivité l’origine ou la finalité du travail de recherche, et sa relation avec une commande politique.
La présence d’une dimension politique peut certes porter un risque plus fort d’instrumentalisation comme de visibilité sur le projet de recherche, mais elle est aussi et surtout un atout en termes de portage, de suivi, et d’intérêt marqués par la collectivité au travail qui sera réalisé.
La seconde distinction à opérer est à faire entre le service ou la direction opérationnelle, travaillant sur un sujet spécifique (par exemple, l’agriculture, les aides économiques, le sport, etc 😉 et celle en charge de la relation avec l’institution scientifique (service « recherche »).
Enfin, le troisième point important est de bien distinguer et comprendre le niveau de responsabilité et d’engagement de l’interlocuteur. La collectivité territoriale répond à un modèle hiérarchique et organisé, qui n’est pas celui du chercheur. Ce dernier dispose d’une liberté de travail et de positionnement, que n’a pas un chef de services, et a fortiori un chargé de mission. Travailler avec l’ensemble de la chaîne de responsabilité ou s’assurer que celle-ci est engagée dans le travail de collaboration avec le laboratoire est primordial.
Les conventions de collaboration qui encadrent les démarches partenariales entre une collectivité et une équipe de recherche invitent généralement à préciser les modalités de gouvernance de la démarche, avec des instances plus opérationnelles d’une part, et des organes plus institutionnels (où se retrouveront la direction compétente de la collectivité, avec la direction de recherche et par exemple la direction du laboratoire). Cette dimension de gouvernance ne doit pas être négligée.
5. Disposez-vous d’un cadre partagé, avec vos interlocuteurs de la collectivité territoriales, sur les règles qui encadrent la collaboration, et notamment la participation des personnes qui ne sont pas des professionnels de la recherche?
Une bonne collaboration implique de formaliser en amont les règles sur lesquelles elle repose. Cela concerne notamment les aspects déontologiques, en vue de sécuriser les deux parties, tant le/la chercheur.se, que les agents : quelles sont les obligations des uns envers les autres, et réciproquement ? Quels sont les points de maîtrise (et de non-maîtrise) des uns et des autres ? Comment s’assure-t-on du bon déroulement de la démarche ? Quels sont les cadres existant pour pouvoir en parler ? Quelle procédure de médiation engager si les conditions du bon déroulement ne paraissent soudainement plus remplies ou garanties pour l’une des parties ?
Les aspects pratiques méritent également d’être précisés, notamment la nature des livrables, le calendrier de recherche et les modalités de respect de cette temporalité, les règles de diffusion et de restitution des connaissances. Ce travail préalable de réflexivité et de mise en débat des bonnes conditions de collaboration mérite une attention particulière et un temps de travail suffisant.
Les appels à projet Science-Société portés par l’Agence nationale pour la Recherche constituent un des exemples de démarches qui poussent à la formalisation par les équipes de recherche des relations et des cadres à instituer avec des tiers extérieurs pour garantir le bon déroulement de l’opération scientifique. L’ANR invite ainsi les équipes à préciser les bénéfices attendus par les différentes parties, la complémentarité des acteurs du consortium et leur qualification dans le projet, ainsi que les freins et obstacles susceptibles d’empêcher ou de retarder la réalisation du projet, et les solutions envisagées pour les dépasser.
6. Avez-vous pensé à adapter votre démarche méthodologique au cadre partenarial ?
Travailler en collaboration n’est pas neutre sur le déroulement méthodologique du programme scientifique. La finalité nécessairement partagée du programme n’a pas comme seule incidence de modifier le contenu des livrables attendus, elle vient aussi challenger la manière de faire de la recherche à au moins trois niveaux.
1) Elle implique un questionnement sur la place des acteurs publics, et notamment le rôle des agents dans l’opération de recherche, que ce soit dans la participation à la stratégie de recherche, dans la collecte des données, ou dans l’analyse des informations. Elle questionne aussi ce même rôle du point de vue des habitants et citoyens, c’est-à-dire ceux qui sont les bénéficiaires ultimes de l’action de la collectivité territoriale.
2) Eelle oriente les modalités de recherche depuis une approche fondamentale, vers des méthodologies plus appliquées voire expérimentales. Autrement dit, il est probable qu’un travail de collaboration intègrera non seulement des pratiques d’observation-analyse, mais aussi un volet de création par du prototypage, du design et une réflexion aigüe autour des solutions à mettre en place au regard de la problématique identifiée.
3) le cadre partenarial avantage une approche interdisciplinaire en réponse aux besoins des acteurs publics, et invite lui-même à un travail de coopération entre des chercheurs.ses désireux de croiser leurs regards sur une problématiques sociétale à partir de cadres disciplinaires distincts.
Ces éléments peuvent constituer de réelles opportunités de renouvellement et d’enrichissement de la pratique scientifique mais implique un engagement réel et fort de la communauté des chercheurs.ses à qui est renvoyé la responsabilité de l’ouverture
Certains dispositifs portés notamment par des universités comme les boutiques des sciences opèrent un travail de médiation entre acteurs de la recherche et acteurs socio-économiques, dont les collectivités territoriales. Elles peuvent être ressources auprès des chercheurs.ses pour adapter leur méthodologie d’intervention.
7. Quel rôle entendez-vous tenir, au sein même de votre institution scientifique, quant à la promotion et la valorisation de votre travail avec la collectivité ?
Travailler avec une collectivité territoriale sur une opération de recherche implique une forte dose d’engagement et de conviction de la part d’un.e chercheur.se. Si son intérêt sociétal paraît évident, il reste que cette pratique demeure peu valorisée pour des chercheurs.ses qui sont avant tout évalués au regard de leur production scientifique (au travers de la publication dans des revues scientifiques). Pourtant au-delà de l’opération de recherche proprement dite, ces modes de collaboration sont décisifs pour créer un environnement favorable à la culture scientifique dans la collectivité mais également sur le territoire dans son ensemble. Ils sont un pilier démocratique dans le sens où ils participent de la mise en débat critique des connaissances, au-delà des approches non argumentées (fake news, opinions…).
Le travail de formation ou d’acculturation des agents à la pratique scientifique et à la réflexivité critique est aussi un levier d’excellence des politiques publiques. Au-delà d’un mode projet, un travail de coopération de plus long terme entre les institutions universitaires et les collectivités territoriales peuvent ainsi ouvrir des perspectives particulièrement riches, notamment dans le contexte actuel d’un désenchantement vis-à-vis des institutions tant démocratiques que scientifiques.
En conclusion, cette liste de conseils n’est ni parfaite, ni exhaustive : on pourrait également interroger la capacité de la recherche à porter pour elle-même un travail scientifique sur des sujets qui la questionne directement, elle ou sa communauté étudiante et professionnelle.
(1) Photo tirée du projet IPAUP-93, lauréat du programme CO3, constitué d’une équipe pluridisciplinaire de chercheurs pédologues, écologues, sociologues et anthropologues (iEES-Paris, UPEC, LAb’Urba, IFRIS), d’une collectivité (le conseil départemental du 93) et d’associations issues du domaine de l’agriculture urbaine de la Seine-Saint-Denis (LAB3S Sols Savoirs Saveurs, Halage, Potager Liberté, Sens de l’Humus, Activille, Terres Urbaines).
(2) Alexis Midol-Monnet est élu à Orsay et membre du bureau de l’Association des Villes Universitaires de France. Olivier Palluault est l’un des fondateurs d’Ellyx, une coopérative qui pratique et promeut la R&D sociale. Stéphane Vincent est le délégué général de la 27e Région, qui conçoit et conduit des programmes de recherche-action participative avec une quarantaine de collectivités locales adhérentes.
Merci pour leurs apports précieux à Sophie Bava, Lina Bennis, Anaïs Bodino, Stéphanie Bost, Hélène Clot, Jean-Damien Colombeau, Ugo Dainche, Thomas Delahais, Agathe Devaux-Spatarakis, Nicolas Fieulaine, Claire Fréourt, Sandrine Glatron, Adine Hector, Olivier Palluault, Sébastien Palluault, Alexis Midol-Monnet, Camylle Pernelle, Dorian Reunkrilerk, Damien Roffat, Bruno Romagny, Elise Sanner, Geoffrey Volat, et d’autres qui ont bien voulu contribuer à cet exercice !