Déployer l’innovation : au delà de la tactique, la valeur perçue (3/3) 

Posted on 11 septembre 2019 par Louise Guillot

Par Louise Guillot et Yoan Ollivier

Comment passer de la bonne idée à son application bien concrète ? Au delà de la tactique, rares sont les innovations qui se pérennisent sans avoir pu prouver leur valeur au regard des investissements (notamment humains) demandés. Mais en matière d’innovation publique, la valeur n’est pas toujours là où l’on croit … 

Troisième et dernier volet de notre série tirée de l’expérience des Mégotiers – projet de cendriers mobiles visant à lutter contre le jet de mégots, testés par le Ville de Mulhouse en 2018. Première partie de la série par ici et deuxième ici.

 

Un impact tangible en matière de lutte contre les incivilités

En matière de transformation des comportements, la lutte contre les jets de mégots pose deux grands défis : l’apparente normalité du geste ; et les pratiques contre-productives. 

Sur le premier point, un des enjeux de la campagne était de faire évoluer les mentalités vis à vis de ce geste vécu comme anodin, et parfois même revendiqué comme une forme de liberté. Difficile en effet de faire accepter la régulation par l’acteur public d’une action si longtemps hors de sa portée. D’autre part, les réflexes de jets de mégots sont parfois construits sur des perceptions erronées : laisser le mégots sur le grattoir des poubelles par peur d’enflammer la poubelle, le jeter dans une bouche d’égout ou dans le caniveau pensant faciliter le travail des agents… Pensant bien faire, le fumeur n’améliore rien.

Comment les mégotiers ont-ils servi ces deux objectifs ? Selon Stéphanie Libois, cheffe du service propreté de la Ville de Mulhouse, ils ont d’abord permis « d’aller plus vite ». Ils viennent outiller, compléter, rendre plus opérants des actions et des projets déjà existants. Si, dans le cadre d’un plan d’action pré-éxistant, des actions de sensibilisation puis de verbalisation étaient prévues, les mégotiers correspondent à un troisième volet d’intervention. Celui-ci joue à la fois sur la perception du jet de mégot en tant que problème public et sur la construction de nouveaux comportements vertueux.  

Sur le temps long, ils permettent de créer une symétrie des responsabilités : à l’habitant celle de changer ses comportements, à la collectivité celle de proposer des solutions techniques pour l’aider : « Si on avait verbalisé sans mettre à disposition les équipements, on aurait eu des critiques » souligne Kévin Czopowski, chef du service prévention sécurité de la ville de Mulhouse. A la suite de ce test, la collectivité a décidé de maintenir les mégotiers et de passer à la seconde phase de la campagne de lutte contre les jets de mégots, la verbalisation. 

Par ailleurs, les mégotiers ré-articulent action de communication et mobilier urbain de propreté, la problématique étant à la lisière entre ces deux mondes, donnant ainsi à l’action de sensibilisation de nouveaux espaces d’expression. Cela s’incarne, par exemple, dans l’habillage graphique des poubelles et des gloutons, ces outils de nettoyage suscitant la curiosité des passants et le dialogue avec les agents de terrain. 

Loin de remplacer l’intervention humaine, les métiers ont plutôt permis d’outiller les agents, notamment dans leur mission de verbalisation. En effet, pour mener à bien la campagne de verbalisation, la collectivité a réorienté une partie des agents de tranquillité publique vers une mission dédiée à la lutte contre les incivilités, assermentée pour verbaliser les pratiques illicites. Les mégotiers ont permis de rendre leur travail de verbalisation plus serein car de vraies alternatives existaient pour l’usager. Ainsi, ont-ils  eu pour consigne de “s’appuyer sur ces dispositifs pour verbaliser, en cas de flagrant délit, de manière à être légitime à verbaliser, ou faire preuve de mansuétude si la personne était de bonne foi” confie Kévin Czopowski.

En 2019, la collectivité est suffisamment convaincue par la pertinence du dispositif qu’elle a décidé de reprendre la discussion avec le fabricant Sineu Graff pour la production d’une version améliorée et permanente des mégotiers. Objectif à moyen terme : faire l’acquisition de mégotiers supplémentaires et les déployer sur l’ensemble de l’agglomération. 

 

Du sens pour l’action individuelle et collective

En plus des effets sur les jets de mégots, l’expérimentation a généré des impacts positifs sur la représentation du travail et le sens de l’action publique pour les agents impliqués. 

Les participants, membres de l’équipe du labo ou des services techniques, ont partagé une grande fierté à constater l’impact de leur coopération. Ils ont perçu leur action comme plus juste, améliorant l’image des agents publics pour les citoyens, renforçant les dynamiques de coopération dans une maison qui souffre souvent de cloisonnement des services. Au terme de l’expérience, le plaisir partagé d’être allés “au bout de l’aventure, tous ensemble” est un marqueur collectif de réussite, selon les témoignages des participants. 

Au niveau plus individuel, l’expérience a apporté aussi une sensation d’aboutissement. C’est particulièrement vrai pour les agents non cadre dont l’intervention est habituellement prise dans des processus séquencés, ne pouvant permettre une vision plus globale du projet. 

Par ailleurs le rôle de co-auteur d’une conception complète a une double vertu pour les agents : elle diminue le poids de la responsabilité individuelle des agents et met en avant des réussites collectives. Partager la responsabilité (et le risque) permet au collectif de se lancer dans des approches plus innovantes et moins attendues. En la matière, nous gardons un souvenir ému de la proposition de faire des cendriers parlants téléguidés pour interpeller les fumeurs !

L’aventure étant collective, la perception de réussite est d’autant plus partagée : c’est l’ensemble des agents qui se félicitent de leur implication et pas seulement un unique chef de projet. Le partage a ici la vertu de saluer “les agents publics” dans leur ensemble plus qu’une équipe restreinte.

Retenons également la satisfaction partagée à l’exercice d’une science sociale amateure lors de la participation aux temps d’évaluation des prototypes. En plus du plaisir manifeste d’être en prise directe avec les usagers, cette pratique est une manière pour eux de retenir des enseignements nouveaux (écart entre le déclaratif et la pratique, facilité d’accès, étonnement devant la disponibilité des passants…). Plusieurs d’entre eux ont émis le souhait de renouveler ces expériences dans leurs propres projets à l’avenir. 

 

Petit à petit, changer les habitudes de l’administration

Les mégotiers sont aujourd’hui une action inscrite dans le « régime classique » de l’administration. Pour autant, son expérimentation a permis d’instaurer de nouvelles manières de travailler, qui continuent d’exister dans le cadre de son déploiement. Par exemple, les chefs d’équipe propreté de l’hyper-centre, qui coordonnent les équipes terrains, sont encore directement impliqués dans le dispositif : « depuis 2 ans, au niveau du service propreté, cela les mobilise : on les a désignés volontaires mais ils étaient partants !  4, 5 autres chefs d’équipe d’autres secteurs ont aussi participé sur la base du pur volontariat, il y a de l’envie » nous confie la cheffe du service propreté de la collectivité.

Par ailleurs, le groupe de travail continue d’exister, de se réunir pour faire évoluer le projet. Pour Kévin Czopowski , ces nouvelles habitudes de travail sont la véritable valeur ajoutée de l’expérience :  «  Il y a d’autres collectivités qui ont utilisé d’autres mégotiers que nous. Sur le concept même, sommes-nous réellement précurseurs ? Pas sûr. Pour moi c’est le travail en transversalité entre les services qui a été bénéfique : ça permet aux services d’apprendre à se connaître autour d’un projet identifié, de mobiliser beaucoup d’agents » . Une transversalité d’autant plus efficiente que la méthode de coopération reconnaît et valorise les expertises métiers : les agents techniques qui ont participé à la conception ont pu faire valoir une expertise technique, les agents d’entretiens qui ont collecté les mégots pour les besoins des premiers prototypes ont pu exprimer leurs connaissances des pratiques informelles urbaines et participer aux efforts d’évaluation par la suite. Le fait de mettre en avant les expertises métiers favorise une coopération inter-services sans mettre les agents dans une posture généraliste – souvent mal vécue. 

Au delà de la dimension de travail en transversalité, les mégotiers continuent de vivre dans une perspective d’évolution continue, d’adaptabilité et d’expérimentation. La collectivité a par exemple testé, avec les 14 premiers mégotiers, différentes implantations en s’appuyant sur les retours de terrain et les sollicitations. Il en ont conclu que ces dispositifs devaient être conçus dès le départ pour être mobiles afin de gagner en souplesse. Autre exemple : une action partenariale avec les commerçants inspirée de Nantes  est à l’étude, “le pack mégots”. Ce pack implique, entre autre, la vidange par les commerçant des mégotiers implantés, sur leur demande, à l’entrée de leur commerce. Si « en matière de maintenance tout reste à imaginer ! », ces initiatives sont une manière d’expérimenter des modes de gestion innovants de la propreté publique.

 

Et au delà des frontières mulhousiennes ?   

Au delà du déploiement dans l’agglomération, y a t-il des retombées plus larges ? Peut-on parler d’essaimage de pratiques, de passage à l’échelle ? Il est difficile de tirer des conclusions après seulement un an, alors même que l’agglomération est en train d’expérimenter à plus grande échelle et sous d’autres fonctionnalités ce dispositif. Néanmoins, certains signes portent à croire que la démarche commence à transformer au delà des frontières.

Dès les premiers mois ayant suivi l’expérimentation, des villes se sont inspirées de l’expérience mulhousienne : Cannes, Saint Louis, Nice ou encore l’île Maurice sont entrées en contact avec la Ville pour mieux comprendre la démarche. L’Agglomération a joué le jeu, allant même jusqu’à donner les plans de conception du Megotor, un des dispositifs fabriqués par ses agents, à la ville de Cannes. Au delà des dispositifs en tant que tels, c’est la démarche de conception expérimentale, participative et ouverte qui intéresse. Primée aux trophées de l’association de la propreté urbaine (AVPU) et par Territoria, elle a également été documentée dans une publication nationale (le Guide de prévention) de l’association Gestes propres portée par l’Ademe et le Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire. Une source de motivation supplémentaire, « une petite cerise sur le gâteau », pour la collectivité et ses agents, mais aussi un processus de circulation de l’information et d’appropriation essentiel en matière d’essaimage.

 Enfin, la forme partenariale inédite pour les deux parties, expérimentée entre l’Agglomération et le prestataire Sineu Graff, pourrait être un élément clé de passage à l’échelle. En effet, très tôt dans l’élaboration des premiers prototypes, le prestataire a été intégré dans les ateliers collectifs en tant qu’expert fabricant. Si dans un premier temps cela a pu s’apparenter pour l’entreprise à une prestation d’un mobilier sur mesure, cela s’est avéré être une opportunité de bénéficier de retours d’usages de terrain et d’un cadre d’expérimentation pour concevoir une nouvelle offre de mobilier pour les collectivités.

Au fil des évolution du mégotier – une version dessin et deux versions de prototypes – cette coopération a permis d’aboutir à l’élaboration d’un dispositif fonctionnel, économiquement viable,  commercialisée par un prestataire– et donc réplicable sur les territoires.

 

Aurait-on pu imaginer que la dynamique de coopération infuse jusqu’au le modèle de commercialisation ? Cet aboutissement est déjà une belle réussite et chacun semble y trouver son compte. Mais au delà de ce cas particulier, il nous engage à investir la question de l’essaimage et de ses modèles, en y injectant la même l’inventivité et la volonté d’expérimenter, en s’inspirant de l’ingéniosité juridique, des modèles économiques liés à l’open source, et certainement encore d’autres territoires inexplorés. Mais ça, c’est une autre histoire ! 

 


Merci à  Stéphanie Libois (cheffe du service propreté de la Ville de Mulhouse),  Kévin Czopowski (chef du service prévention sécurité de la ville de Mulhouse) et Quentin Jacob (responsable commercial Grand Est de l’entreprise Sineu Graff) pour leur témoignage.