Comment aider les laboratoires d’innovation publique à passer la vitesse supérieure ? (2/3)

Posted on 7 mai 2021 par Stéphane Vincent

Dans une interview réalisée par Elisabeth Dau pour la revue Horizons Publics, l’économiste Neil McInroy explique en quoi nos politiques de développement économique sont le fruit d’une culture profondément masculine, visant essentiellement à idéaliser les investissements étrangers, les très grosses industries, les grosses voitures… plutôt qu’à favoriser une culture du développement économique plus relationnelle, plus humaine, plus concrète, et plus adaptée à ce dont nous avons besoin aujourd’hui. Selon Lindsay Cole, c’est ainsi que la plupart des politiques publiques se sont construites, autour de paradigmes colonialistes, raciaux, de genre, tous profondément enracinés. S’ils aspirent vraiment à transformer le système, alors les innovateurs publics doivent se questionner intimement et travailler sur eux-mêmes et sur leur environnement pour les remettre en question et les dépasser. Après avoir invité les innovateurs publics et les laboratoires d’innovation à expliciter leur théorie du changement (voir la première partie de cette série), Lindsay décrit comment elle est arrivée à ce constat à partir des travaux menés par une communauté de praticiens qu’elle a animé durant un an. Au final, la nouvelle culture d’innovation publique qu’elle nous propose constitue un véritable antidote à l’innovation-washing, et une source de réflexion importante pour tous les innovateurs publics.

Crédit image : Maggie Low

Pas de labo sans un bon écosystème

Dans un nouveau billet publié en juin 2020, Lindsay explique que grâce aux financements d’une fondation canadienne, pendant un an le Solutions Lab a mené une recherche-action autour de la création et l’animation d’une communauté de praticiens. Cette communauté (qui fait directement écho aux ambassadeurs dans la Transfo) est née d’un besoin collectif non seulement de réduire l’externalisation à des prestataires privés externes (avec le risque de réduire les connaissances en interne), mais aussi de démocratiser les compétences et penser les aptitudes nouvelles à acquérir pour mieux traiter les grands défis que voudrait traiter le labo, par exemple la crise du logement, le changement climatique et la justice sociale. 

Lindsay ajoute une autre raison : Il s’agissait aussi de passer d’une hypothèse de « skillset » à une logique de « mindskill ». Autrement dit, passer du développement classique de nouvelles compétences et aptitudes (ex : se familiariser avec le design) , à une montée en maturité dans la capacité à naviguer dans la complexité. Cette approche très intéressante s’appelle « développement vertical », et est décrite longuement dans ce livre blanc du Center for Creative Leadership. 

Une recherche collaborative sur la création d’une communauté de praticiens

Lindsay rappelle au passage qu’une communauté de pratiques se définit à partir de 3 éléments : son domaine (périmètre thématique), les participants (qui est impliqué et à quel niveau), et les pratiques (le type de pratiques qu’ils veulent construire ensemble). C’est sur ces principes que la communauté du SLab a été lancée. 

L’expérience a été menée à partir de 3 questionnements : Comment construire les capacités, compétences et la confiance dans des pratiques basées sur l’apprentissage par l’expérimentation au sein de la Ville de Vancouver ? Comment passer d’une vision instrumentale des méthodes d’innovation, à une pratique plus artisanal, en « pleine conscience » et repolitisée ? Comment parvenir à évaluer l’impact de ces pratiques sur les structures, les processus et les cultures dans les réponses gouvernementales aux défis complexes dans la santé ou l’environnement ? 

Lindsay décrit longuement comme s’est déroulée l’expérience. Dès la première année près de 70 personnes ont été mobilisés au total (dont un noyau dur d’une vingtaine de personnes) venant soit de la Ville de Vancouver soit de structures partenaires (ex : Médiathèque), avec des sessions de travail mensuelles, thématiques, toutes abondamment décrites dans le billet de Lindsay.

Un nouveau modèle d’innovation fondé sur la transformation et l’émergence

Les enseignements qu’elle tire de cette expérience figurent dans son dernier billet, publié en novembre 2020. L’analyse de Lindsay est que le vocabulaire de l’innovation -changement, transformation, émergence, passage à l’échelle- doit être appliqué aux systèmes et aux organisations, mais aussi aux individus eux-mêmes. 

Or si leur intention est bien de ré-interroger les problèmes publics en partant de leurs véritables causes et en regardant au-delà des paradigmes et systèmes de pensée qui les ont créé -par exemple la domination masculine et blanche- alors les praticiens doivent réfléchir à ce qu’ils doivent cultiver en eux-mêmes et autour d’eux pour créer un leadership et des conditions propices à ce type de transformation. Elle tire de cette analyse 9 nouvelles caractéristiques de l’innovation, en indiquant une perspective d’évolution pour chacun d’eux.

Déconstruire les paradigmes dominants pour ouvrir de nouvelles marges de manoeuvre

On cite souvent les principales conditions favorisant l’innovation publique (Joan Munro, 2015, d’après une recherche menée sur 34 collectivités anglaises), à savoir : une vision stratégique et des priorités claires et faisant un large consensus, un leadership de l’innovation à haut niveau, une culture organisationnelle qui encourage l’innovation, notamment par la gestion du risque, suffisamment de temps et de ressources, et un haut niveau de collaboration intra et inter-organisation… 

Pour trouver de nouvelles marges de manoeuvre, Lindsay Cole pense qu’il faut déconstruire plusieurs de ces visions et voir plus loin : Dans les faits, les personnes en responsabilité sont-elles toujours les mieux placées pour provoquer la transformation recherchée ? L’idée que les structures de pouvoir soient immuables n’est-elle pas exagérément intériorisée par les agents publics eux-mêmes ? Ou encore, comment affirmer que l’innovation sous contrainte budgétaire ou crise sanitaire produira plutôt des changements de paradigmes, qu’un repli sur les méthodes rassurantes habituelles ? Lindsay nous invite à ré-interroger tous les paradigmes dominants que nous avons, au fil du temps, intériorisé sur l’innovation et ses mécanismes. A qui profite le renforcement de ces discours dominants sur l’innovation dans le secteur public ? Comment introduire de la nuance dans toutes ces affirmations ? C’est en nous posant ce genre de question que nous pourrons véritablement changer nos cadres de réflexion et ouvrir plus d’opportunités de transformation.

S’ouvrir à de nouvelles méthodes de traitement de la complexité

Ouvrir des marges de manoeuvre passe aussi par un élargissement des concepts, des techniques et des outils utilisés par les professionnels de l’innovation publique pour traiter les problèmes complexes. La communauté de praticiens animé par le SLabs en a identifié plusieurs sortes : 

Dans le tableau suivant, Lindsay décrit ce que pourrait être une pratique de l’innovation publique réellement transformatrice, ainsi que les nouvelles capacités mais aussi les « capabilités » (ou « mode de fonctionnement ») auxquels renverraient ces pratiques.

Dans nos troisième et prochain billet, nous interviewerons Lindsay Cole sur son travail. Toutes vos réactions et questions bienvenues !