Peut-on institutionnaliser les pratiques de design social ?

Posted on 25 septembre 2018 par Stéphane Vincent

Le présent billet entre dans le cadre d’une réflexion amorcée avec l’équipe « Carte blanche » de la Direction Interministérielle pour la Transformation Publique (DITP).

Cette réflexion porte sur les méthodes de conception en immersion, combinant observation de terrain, écoute des habitants, tests in situ et prototypes de projets à échelle 1. Ces approches, entre sciences sociales de terrain et conception appliquée, que l’on peut qualifier de « bricolages méthodologiques », ne sont pas nouvelles : elles s’inspirent de différents courants, en particulier issus de l’observation participante, de la recherche-intervention, de l’intervention urbaine, de l’architecture participative, du design et de l’innovation sociale.

Si on retrouve ces méthodes un peu partout, en alternative à l’ingénierie de projet « en chambre », elles ont pris un caractère systématique dans des dispositifs récents ou plus anciens tels que les LUPI (Cité du design à Saint-Etienne), Territoires en Résidences (la 27e Région), des programmes comme Design of The Times (Design Council, 2007), ou bien dans la recherche-intervention comme les travaux du LISRA, dans la permanence architecturale de Patrick Bouchain, et bien d’autres encore. 

Leur développement continue à poser de nombreuses questions en termes de faisabilité, d’efficacité, d’impact et d’éthique. Mais depuis quelques temps les collectivités s’en emparent ainsi que les services de l’Etat –par exemple la DITP avec le programme Carte Blanche– et le secteur du conseil est aussi très actif. Peut-on transformer des pratiques à l’origine issues de la recherche ou même des luttes sociales (cf l’ouvrage d’Alice Mazeaud et Magali Goujon) en nouvelles routines institutionnelles ? Et à quelles conditions ?

Cet article vise à produire un premier outil de réflexion sous la forme d’une grille d’analyse et de recommandations, produite à partir de l’expérience acquise par la 27e Région dans le cadre du programme Territoires en Résidences. Cette grille est organisée autour de 5 grands thèmes : les finalités visées, le statut et la gouvernance, les intervenants et les méthodes utilisées, le choix du thème et du terrain, et enfin les enjeux de responsabilité et d’éthique.

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1. Finalités : « Au fait, pourquoi lance t-on une telle démarche ? »

La finalité prime sur tout le reste. Une même méthode peut être utilisée dans des objectifs et avec des motivations différentes voire opposées. C’est pourquoi il est important d’expliciter à chaque fois les attendus, les présupposés mais aussi les sources d’inspirations théoriques et pratiques qui fondent la démarche.

Recommandations pratiques

– Proposer des objectifs mobilisateurs : la particularité des démarches de conception en immersion est qu’elles associent, dans un temps court, tous les acteurs d’un projet public : habitants, mais aussi agents, élus…il faut donc partir d’un attendu « commun », producteur de sens, et d’une vision partagée du progrès. Souvent promu, le simple objectif de meilleure maîtrise des dépenses publiques n’est pas mobilisateur, il faut viser des changements plus systémiques touchant à la fois à l’émancipation des citoyens, à de nouvelles marges de manoeuvre données aux agents, et à des enjeux de société, comme la qualité démocratique d’un projet public, son empreinte écologique, etc.

– Ne pas faire de promesse intenable, ou l’art du « chantier ouvert au public » : expliciter clairement le caractère expérimental de ce type de démarche, le type de résultat à en attendre et le niveau de finition des productions qui en sortiront. En effet, la conception en immersion permet certes de co-produire et d’ancrer les projets dans la réalité, mais elle permet rarement de produire les projets jusqu’au bout : ceux-ci doivent alors être pris en charge par les bons acteurs pour être pérennisés. Il est donc important de ne pas porter une ambition dont les chances de concrétisation a posteriori seraient faibles, et dont les effets seraient déceptifs. Une autre solution est de réfléchir en amont de la démarche à un mode de développement des projets à venir, de manière à éviter l’effet du « soufflet qui retombe » à la fin de l’immersion.

– S’inspirer d’autres démarches : Identifier et s’inspirer d’expériences existantes, dont il est possible de tirer des enseignements sous la forme de réussite et de difficultés ; s’inspirer de théories du changement, de travaux existants ;

2. Statut et gouvernance : « Qui fait quoi ? Qui décide de quoi ? »

Créer la confiance est un préalable indispensable, surtout si l’on considère les rapports de force en vigueur dans le champ de l’action publique. Changer les rapports de domination habituels (symboliques = réels) est impératif. Pour créer un cadre de confiance favorable à l’expérimentation, il faut passer d’une gouvernance pyramidale à une gouvernance partagée dans laquelle les parties prenantes décident ensemble des règles de fonctionnement de l’expérience : Qui est en à l’origine ? Qui met en oeuvre ? Qui est légitime à faire quoi ? Qui décide quoi ?

Il convient aussi de clarifier le statut de la démarche : s’agit-il d’un travail de recherche, avec une portée plutôt scientifique ? d’une démarche de recherche-action, avec une portée également opérationnelle ? Est-ce une forme de prestation rémunérée ? Une démarche d’accompagnement, de coaching ? Un projet à vocation essentiellement pédagogique, pour des groupes d’apprenants ? Une performance ? Un peu de tout ça ? Est-ce destiné à devenir un mode opératoire récurrent ?

Recommandations pratiques

– Rédiger un contrat ou une convention, signée par les principaux partenaires : y indiquer clairement la place et le rôle de chaque partenaire, les règles de choix des problématiques à traiter, des terrains à explorer, des méthodes utilisées, des types de productions attendues ;

– Privilégier un principe de co-financement des expériences par au moins 2 à 3 des parties prenantes (Etat, collectivités, établissements publics, associations, entreprises, etc), pour éviter le phénomène selon lequel « celui qui paie est le seul à décider » ;

– Créer un terrain neutre, dans lequel les enjeux de pouvoir sont provisoirement attenués ;

– Travailler en mode ouvert : prévoir régulièrement des temps de présentation publique de la démarche « in progress », tenir un journal de bord pour documenter de façon ouverte l’expérience, etc.

– Prévoir des méthodes et temps de gestion des conflits qui surgiront tout au long de la démarche ;

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3. Intervenants et méthodes : « Comment réussir la planification et le bon déroulement de ce type de démarche ? »

Le choix de l’équipe d’intervenant est important pour la réussite de la démarche. La composition de l’équipe doit être suffisamment diversifiée pour parer à des situations diverses (enquête, médiation, communication, construction..), suffisamment professionnelle pour produire des résultats de qualité, et suffisamment engagée pour résister aux imprévus et difficultés propres aux démarches d’immersion. Ces approches impliquent en effet souvent une délocalisation, des horaires étendus, des modes de travail flexibles, hors du cadre classique.

Recommandations pratiques

– Combiner les disciplines : mobiliser des disciplines d’immersion, d’observation participante (ethnologie, sociologie), de conception créative « orientée utilisateurs » aguerris à l’action publique (designers de services spécialisés), des expertises ciblées sur le sujet exploré (chercheurs spécialisés, CIFRE), etc. S’assurer que la pluridisciplinarité fonctionne, à travers une médiation ciblée (formulation des valeurs communes, temps de réflexivité au sein de l’équipe tout au long de la démarche), documenter le processus de travail peut également être un bon outil.

– Privilégier des équipes mixtes : hommes/femmes, seniors/juniors, intervenants non locaux/locaux…

– Eviter les boîtes à outils méthodologiques trop rigides, et adapter les méthodes aux situations et aux contextes ; S’assurer que l’équipe et les parties prenantes sont à l’aise avec cette forme de « bricolage méthodologique » et prêts à être réactifs.

– Etre explicite sur la nature des livrables, le degré de finition des productions finales (simple scénario, maquette, prototype utilisable, etc)

4. Choix du thème et du terrain : « Quels critères de succès ? »

Le choix du thème de travail (angle choisi dans une problématique donnée) et du terrain est essentiel. Tous les thèmes et terrains ne se prêtent pas à ces démarches, et des prérequis sont nécessaires : si le thème est trop vaste, il risque d’être difficile à saisir. Si les acteurs de terrain ne sont pas disposés à accueillir la démarche, celle-ci échouera. Il faut donc objectiver les critères de choix des thèmes et des terrains, s’assurer qu’ils répondent à des considérations pratiques et logistiques.

Recommandations pratiques

– Choisir le terrain et le thème à partir d’une liste de critères : les participants sont-ils enthousiastes à l’idée de mener cette expérience ? Sera t-il possible de travailler librement avec les habitants et les utilisateurs ? Les chances de mise en oeuvre a posteriori sont-elles significatives ? Cette grille de critères doit être construite avec toutes les parties prenantes.

– Partir d’une problématique précise : plus que le choix d’un thème global, dans un premier temps il s’agit d’identifier un point d’entrée au plus près des réalités des usagers (ex : l’isolement des personnes âgées à la campagne) puis de tirer le fil et le faire évoluer au fil de la démarche. Exemple : pour questionner l’accessibilité des services publics en zone rurale, on commence une immersion au sein d’un dispositif précis dans la commune de Cluny, le RSP (Relais de Services aux Publics).

– Lister un réseau de points d’entrée dans une thématique commune, et les confronter au cours de visites préalables dans différents terrains (même au sein de la même aire géographique). Cette étude d’opportunité permettra de faire le bon alliage « thème / terrain ».

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5. Responsabilité et éthique : « Comment agir de façon responsable ? »

Les méthodes de type « observation participante » ont un impact sur les milieux étudiés, sur les personnes observées et qui participent à la démarche -et souvent longtemps après que celle-ci soit terminée. Il est donc important de mettre en place un dispositif de suivi et de retour d’expérience, à court et long terme, en privilégiant les publics qui ont été mobilisés pendant la démarche.

Recommandations pratiques

– Ne rien promette qui ne puisse être raisonnablement tenu et sonder l’engagement des parties prenantes en amont de la démarche, sur leur capacité à enclencher la mise en oeuvre. Savoir dire « stop » si le projet n’a pas ou trop de chances d’être concrétisé.

– S’assurer que personne n’est contraint ni ne subit la démarche, privilégier les solutions émancipatrices et la capacitation des personnes, le principe du volontariat et d’adhésion spontanée à la démarche.

– Prévenir les participants si des photos sont prises, faire signer des autorisations pour les participants mineurs dans les écoles, etc ;

– Travailler de façon transparente, en rendant public le coût de la démarche et les ressources mobilisées

– Prévoir des possibilités d’alerte, refuser de répondre à des sollicitations non prévues dans la démarche, savoir déclencher une « cellule de crise » en cas de problème (toujours dans un principe de flexibilité et d’adaptation).

Cette grille est imparfaite et s’inspire pour l’essentiel des enseignements de Territoires en Résidences. Mais elle constitue une base de discussion pour la suite et peut donner des idées à tous ceux qui réfléchissent ou travaillent à partir d’approches comparables. Qu’en pensez-vous ? N’hésitez pas à réagir à ce billet et à nous parler de vos propres approches.