Charles Leadbeater : comment passer l’innovation à l’échelle ?

Posted on 21 novembre 2012 par Stéphane Vincent

Charles Leabeater, pionnier anglais de l’innovation publique et fondateur de Participle, donnait le 26 octobre dernier une conférence sur l’innovation publique chez nos amis du MindLab à Copenhague. C’est court mais dense et ça méritait bien qu’on la transcrive de façon synthétique pour les moins anglophones de nos collègues….

Le secteur public ou la transformation continue

Le secteur de la santé est en bouleversement permanent : les pratiques professionnelles, les avancées technologiques, l’espérance de vie, le comportement des patients, l’automédication… tous ces changements permanents exigent une adaptation continue des politiques publiques, il n’y aura jamais de « grand soir de la réforme de la santé ». Or ce qui est vrai pour ce secteur est vrai pour tous les champs d’intervention des politiques publiques.

Reconnecter la puissance publique avec l’innovation sociale

Charles Leadbeater cite le Pakistan, où il vient de travailler pendant 15 jours. « Dans ce pays cohabitent plusieurs cercles : un cercle de complaisance (le pouvoir massivement corrompu et déconnecté des problèmes des populations), un cercle de fragmentation (en réponse au premier, la myriade de directions prises par la société pakistanaise à travers de nombreux mouvements, doctrines, religions, castes, groupuscules), enfin le cercle de la résilience et de l’adaptation, celui qui supplée aux infrastructures manquantes, qui crée des écoles, résout des problèmes locaux. Pour CL, au-delà de la situation critique du Pakistan, dans toutes les sociétés l’enjeu est de reconnecter ce dernier cercle avec le pouvoir.

Le thème lancinant du passage à l’échelle et de l’impact

CL résume l’enjeu de l’innovation publique et sociale ainsi : comment reprendre de bonnes idées, les faire passer à l’échelle et obtenir qu’elles aient un impact ?
La question de l’échelle est différente de l’impact : l’impact suppose une certaine intensité, une durée et une profondeur suffisantes. Mais Charles Leadbeater rappelle que passer à l’échelle peut aussi revenir à diffuser, disséminer, notamment de façon virale. D’autre part il faut s’entendre sur ce qui doit être disseminé, car il y a souvent malentendu : il peut s’agir selon les cas de diffuser des produits ou des services, ou un bien une façon de faire, des méthodes, des outils, etc.

Les obstacles à la diffusion de l’innovation

D’abord, nous-mêmes, « designers et innovateurs publics »… nous incarnons une démarche fun, positive, qui risque de laisser croire aux fonctionnaires qu’ils sont en vacances quand ils travaillent avec nous, quitte à ce que rien ne change après ! CL cite un barcamp organisé dans le cadre du programme Creative Council auquel il participe avec le Nesta anglais, et qui lui a laissé l’impression que les participants s’y sentaient en vacances… CL pointe également que les trois collectivités du programme les plus avancées ne sont pas celles qui sont ont le mieux adopté toute la vulgate « design » ou respecté les « 3 diamants », mais celles qui ont vraiment joué le jeu en lâchant prise, sans avoir forcément respecté un canevas théorique à la lettre mais simplement « joué sincèrement le jeu »…. L’enjeu est pour CL que l’innovation devienne un processus naturel, intégré, pas un simple moment fun qui ne soit qu’un prétexte pour ne rien changer.

Ensuite, nous ne traitons pas l’innovation de façon complète. On est davantage focalisé sur le « risque technique » que sur le « risque organisationnel et de modèle économique » : On réduit le « risque technique » de l’innovation par toute la batterie d’outils de génération d’idées, d’ethnographie pour mieux comprendre les gens, de tiers-lieux pour travailler de façon collaborative -et bien entendu tout ceci est indispensable.
Mais ce faisant, on oublie souvent le « risque organisationnel et de modèle d’affaire », c’est à dire s’assurer que le coût sera réellement rentable ou inférieur au coût actuel, et que le service sera réellement utilisé et à grande échelle, etc.

Pour CL, on sous-estime souvent le fait d’anticiper ce passage à grande échelle, le manque d’ambition. De qui a t-on besoin pour passer à l’échelle ? En se référant à un projet appelé CIRCLE que porte Participle avec 5 collectivités, CL dit qu’à un moment donné, le design doit laisser la place à d’autres compétences, car « l’innovateur devient l’ennemie de l’idée ».
Il cite également le cas d’AppsForGood, un projet d’apprentissage pour les jeunes via smartphone, et auquel il est associé. En deux ans, le projet est dans 100 écoles, touche 7000 personnes, et un contrat avec Facebook est en préparation. Les 3 facteurs de succès selon CL : c’est un projet open source (8 personnes « seulement » + une communauté qui fait évoluer l’apps), l’un des fondateurs qui vient de McKenzie (« pas forcément un modèle » dit CL) a décidé dès l’origine que le coût de l’apps était trop élevée. « Cette décision fut essentiel pour la suite, obligeant à trouver des solutions peu coûteuses et flexibles. » Enfin l’un des autres associés a diffusé Linkedin en Europe : « Il est totalement obsédé par l’ambition du passage à l’échelle, c’est la seule chose qui l’intéresse ! ».

Selon CL, l’innovation doit être vue de façon large et systémique : Apple ne peut pas être résumée à une entreprise qui fait de bons produits, c’est un écosystème entre des équipes très créatives, un système d’alliances économiques maîtrisé par Apple, et un mouvement social plus large auquel nous sommes nombreux à adhérer presque aveuglément.

Comment sortir des politiques en fin de vie ?

Il faut dépasser le système, passer au dessus (« leapfrog », à saute-mouton) pour pouvoir y rentrer… Mais comment penser la sortie ? Comment arrêter des dispositifs qui ne fonctionnent plus pour réinvestir dans d’autres qui fonctionnent mieux ? C’est l’un des enjeux les plus complexes, récemment décrit par CL avec Laura Bunt dans « The Art of Exit ». CL tire de cette étude deux grands enseignements : d’abord ne pas brusquer les gens, prendre le temps. Ensuite ne pas débuter le processus par des questions budgétaires : « Qu’aimeriez-vous faire de nouveau, de mieux et comment ? Parlons-en » plutôt que « Nous allons supprimer votre bibliothèque car il n’y a plus d’argent pour ça… ». D’après CL, il faut anticiper cette conversation 2 à 3 ans avant de sortir d’une politique publique au profit d’une autre.