Managers publics : que pensent-ils du design ?

Posted on 7 avril 2012 par Stéphane Vincent

Par Stéphane Vincent

Comment, au sein des organisations publiques, les dirigeants et élus qui les ont testé perçoivent-ils l’application du design thinking et de l’innovation sociale dans l’élaboration de leurs politiques ?

En filigrane, c’est une des questions auxquelles nous sommes confrontés dans la conduite de notre programme la Transfo depuis son lancement en juin 2011. Simuler, comme le prévoit ce programme, la présence d’un laboratoire d’innovation au sein de l’organisation est pour nous l’occasion de mieux comprendre les motivations, tout comme les barrières psychologiques à l’adoption de modes de fonctionnement radicalement différents de ceux des administrations.

En attendant un travail de recherche plus systématique, nous collectons ça et là les témoignages des directeurs généraux des services de Régions avec lesquelles nous travaillons -ici Patrick Jouin en Pays de la Loire, Gérard Ruelle en Champagne Ardenne, Yves Duruflé en Nord-Pas de Calais- et ceux de présidents et d’élus de Régions avec lesquels nous travaillons. Qu’ils nous pardonnent s’il ne s’agit pour l’instant que d’une compilation de témoignages entendus au fil de nos rencontres et travaux… Ces propos souvent pris sur le vif nous semblent utiles pour nous faire d’ores et déjà une idée de leur état d’esprit et progresser.

Voici, sans ordre particulier, ce qu’ils nous disent de ces approches :

Se reconnecter avec l’utilisateur. « Après des années passées en mairie, en arrivant à la Région, ma frustration de ne plus être en contact avec l’utilisateur était très grande. », déclare Gérard Ruelle, qui prône le développement d’une plus grande « maîtrise d’usages », à côté de la maîtrise d’oeuvre et d’ouvrage. Une idée qui va dans le sens des démarches d’immersion, d’observation participative et de co-conception menées avec les utilisateurs et habitants dans les méthodes mobilisées dans la Transfo.

Dépasser les méthodes de management classiques. L’évaluation, en particulier, est souvent citée. « Nous avons besoin d’approches davantage centrées sur la qualité de la conception, plus en amont, et pensées dans une logique d’amélioration continue », dit Gérard Ruelle. Le design thinking peut justement jouer ce rôle : alors que l’évaluation classique examine après-coup la qualité du cadre logique -c’est à dire l’interdépendance entre objectifs/réalisations/moyens/effets attendus-, le design thinking l’anticipe dès la conception, et résonne par amélioration incrémentale essai/erreur. Yves Duruflé invite quant à lui à réinterroger d’une façon plus générale le sens du management appliqué aux services publics, de son efficacité réelle.

Visualiser et tangibiliser. Comme le souligne Patrick Jouin, « rendre compréhensible des choses complexes n’est pas quelque chose que l’on apprend dans nos organisations ». Montrer la part d’invisible dans le processus de construction d’un lycée, utiliser illustrations, schémas et dessins pour rendre préhensile un processus administratif ou un ensemble de données, c’est s’assurer d’une meilleur compréhension collective. Le rapport de 300 pages n’est décidément pas le meilleur moyen de créer du consensus dans un groupe…

Anticiper et prévenir. Quand des équipes s’immergent sur le mode « ethnographique » dans un bourg, un quartier ou un équipement public, concourrent-elles à repérer des signaux faibles, à identifier des problèmes que l’institution n’aurait pas vu ou en tout cas à mieux les formuler, à repérer des solutions possibles ? C’est ce que pense Jean-Paul Bachy, président de la Région Champagne Ardennes, qui y voit une « capacité d’anticipation/prévention qu’il faudrait explorer », et « des méthodes actives de remontée de l’information ».

Muscler la transversalité. La transversalité, c’est le graal des managers… la compétition est âpre pour savoir quel sujet sera plus transversal que les autres ! En embarquant élus, agents et citoyens dans un même exercice de recherche-action, bienveillant et orienté vers la production de résultat, la Transfo semble agir comme un moyen de muscler la conversation entre les services et entre les élus, ce que confirme Jean-Paul Bachy : « Le dialogue élu/services est toujours très institutionnel, mais le fait qu’ils aillent ensemble solliciter un regard sur la manière dont ils mettent en place les politiques permet un échange. La capacité d’innovation des équipes peut être stimulée et valorisée. »

La plus value du prototypage rapide. « L’idée d’expérimentation n’est pas simple, ni sur le plan juridique, ni sur le plan politique, car la moindre initiative de la Région est prise comme un geste fort, irréversible, que chacun va prendre comme acquis », explique Patrick Jouin. D’où l’idée de créer un cadre précis, et de donner un statut particulier à des « micro-expériences » qu’entreprendrait la Région à titre de test, mais qui ne l’engageraient pas à les mettre en œuvre. A titre de comparaison, ce n’est pas parce qu’un constructeur automobile conçoit un concept-car qu’il va forcément le produire en série ensuite !

Cette dernière dimension semble très importante pour les managers mais aussi les élus. Patrick Jouin propose l’idée de « simulateur de politique publiques », une démarche permettant de simuler l’expérience d’une politique publique, d’essayer un dispositif du point de vue du citoyen, de l’agent ou de l’élu, des acteurs de la chaîne de production des politiques publiques. En assemblée générale de la 27e Région, Jean-Pierre Masseret, Président de la Région Lorraine, décrit la 27e Région comme un « banc d’essai » des politiques régionales. Autant d’idées que nous avions commencé à explorer dès notre résidence au sein de la Région Nord-Pas de Calais.

Toutes ces observations vont dans le bon sens. Elles ne doivent pas cacher les difficultés réelles qui restent à surmonter ; sont-ils prêts à aider leurs agents à se former durablement à ces approches ? les micro-réglages sur lesquels débouchent souvent les démarches de design trouveront-ils grâce à leurs yeux ? Pour cela il faut encore travailler sur leur compréhension de ce qu’est le design, pour dépasser l’apriori seulement esthétique. Patrick Jouin nous conseille d’être plus explicite sur le fait que le design appliqué aux politiques publiques n’est pas un luxe, un accessoire, un bidule créatif de plus, mais qu’au contraire il est consubstantiel à la modernisation de la gestion publique, qu’il permet d’éviter des gaspillages, des erreurs, des pertes de temps et d’argent. Un avertissement pour tous ceux qui pensent qu’il suffit d’animer un « workshop créatif » pour changer la donne…