Du Nord au Sud en passant par les Alpes : cap sur 9 lieux créateurs de communs

Posted on 23 mars 2021 par Louise Guillot

Avec Juristes Embarqués, l’enquête sur les enjeux juridiques des lieux créateurs de communs, que nous menons en partenariat avec l’Agence Nationale de la Cohésion des territoires et l’association France Tiers Lieux, nous sommes partis à la rencontre de collectifs et de lieux où s’expérimentent des pratiques de commun. Notre enquête s’est déroulée sur trois terrains : la Ville de Grenoble, la région Sud et les Hauts de France. Chacun se distingue par une approche singulière des communs, propre au territoire sur lequel ils émergent et s’épanouissent. De retour de nos voyages, et alors que nous nous attelons à la production finale, tour d’horizon de neuf lieux et collectifs qui nous ont ouvert leurs portes. 

création Emeline Lavocat & Aurelie Perrichon

A Grenoble, sur la trace des partenariats publics communs 

En novembre, nous sommes d’abord partis en “terrain conquis” : la Ville de Grenoble se caractérise par son intérêt et sa proactivité dans l’émergence de communs. La création d’un service “Communs” au sein de l’administration municipale et le positionnement d’élu.es spécialement dédié.es à ce sujet témoignent d’une volonté forte de porter, accompagner ou soutenir des pratiques de communs au sein de la Ville. 

Cette posture de l’acteur public s’illustre d’abord par les Chantiers ouverts au public. Ce dispositif offre aux habitants la possibilité de prendre part collectivement à la réalisation de petits travaux publics dans leur ville. Chaque projet est le fruit d’une initiative citoyenne déposée à la mairie et se voit attribuer du matériel ainsi que l’assistance technique des services municipaux. Ainsi, les Chantiers ouverts au public ont pour but de faire participer les habitant.es à l’amélioration du cadre de vie et de favoriser la réappropriation de l’espace public comme commun urbain.

L’un des enjeux dans cette initiative est de trouver un équilibre entre la sécurité des participants et des usagers de l’espace public, et la liberté de construire des Chantiers. Comment trouver la place de l’acteur public, entre plateforme publique pour les communs et accompagnement dans la mise en commun de l’espace public ? 

photo : Auriane POILLET ©Ville de Grenoble 2018

Le second cas d’étude se situe quartier de la Villeneuve, dans le parc de Jean Verlhac. Un collectif d’habitant.es et d’associations se mobilise depuis 5 ans pour rénover un ancien équipement public désaffecté : la Piscine Iris.  L’objectif est de transformer ce bâtiment en un espace de vie sociale, dont les besoins et envies sont définis par les habitant.es du quartier. Après de nombreuses concertations au sein du collectif, le projet de rénovation s’oriente vers la réalisation d’un lieu de bien-être autour d’un sauna-hammam et une véritable “oasis urbaine” au cœur du parc. Il s’agit ici de trouver comment la Ville peut accompagner un projet porté par les citoyen.nes, autant dans la structuration du collectif que dans sa réalisation concrète.

Enfin, nous nous sommes intéressés au dispositif d’hébergement du CCAS qui propose de mettre en commun des lieux conventionnés auprès de collectifs ou associations. Le dispositif “Mise à l’abri” permet notamment au bénéficiaires de construire un projet de vie collective dans ces lieux, mis à disposition par la Ville.  Cette étude de cas a été très instructive sur les limites auxquelles se confronte notre enquête : comment faire commun dans des situations de précarité ? Au-delà de la bonne volonté de la Ville de faire avec les publics fragiles, et de pallier le manque de prise en charge par l’Etat (dont c’est la compétence), nous n’avons pas pu, dans le cadre de cet enquête, constater la présence d’un groupe constitué de bénéficiaires/usagers, mobilisés et se revendiquant d’une logique de communs. Par son absence, l’analyse de ce dispositif a permis d’identifier une condition nécessaire à  l’émergence du commun : l’articulation de processus sociaux qui se tissent entre des personnes, autour d’un lieu, d’un projet ou d’une ressource. 

Ces exemples nous ont permis d’approfondir les différentes manières de penser les partenariats public-communs, et de porter une réflexion sur les limites d’action auxquelles peut être confronté l’acteur public dans l’émergence et la pérennisation du commun. La question des communs côtoie ici celle, plus large, des nouvelles formes de contribution des citoyen.nes à l’intérêt général. Elle bouscule de ce fait les politiques de dialogue citoyen, la relation usagers et les liens entre acteur public et monde associatif. Avec sa démarche proactive en faveur des communs, la Ville de Grenoble nous a offert un beau cas d’étude pour  imaginer un cadre juridique favorisant un lâcher prise de l’administration et une mise en capacité de partenaires-commoners. 

 

Le Sud, terre des communs autogérés et des lieux intermédiaires

Au cœur de l’hiver, le soleil nous a accompagnés dans notre découverte des communs dans la région Sud. Ici, les collectifs que nous avons rencontrés s’organisent entre eux, pour créer et habiter ensemble. 

A Marseille plus spécifiquement, le secteur artistique, historiquement pauvre en infrastructure et soutien de la puissance publique locale, s’est construit en marge de l’action publique. En 2020, à l’occasion du Commons Camp de Marseille, une Assemblée des Lieux Intermédiaires est créée, associant une quinzaine de collectifs et lieux marseillais parmi la trentaine de signataires, et visant notamment la mise en oeuvre effective des droits culturels. Ces acteurs ont développé au fil des années différentes stratégies pour disposer d’un lieu de création. En effet, sur ce territoire, la question foncière est l’un des enjeux majeurs pour mener à bien un projet artistique ou culturel. 

La Déviation, lieu autogéré dédié à la recherche artistique, est un totem de ces communs autogérés, perché tout en haut du quartier de l’Estaque. Le collectif qui fait vivre ce lieu a décidé de l’acquérir en propriété d’usage : l’achat s’est établi au nom d’une association propriétaire, distincte de l’association gestionnaire du site, dont l’objet est d’empêcher la revente du bien immobilier. Le bâtiment se retrouve en quelque sorte sorti du marché immobilier. La propriété d’usage fait fortement écho à la pratique des communs en ce qu’elle permet de reconnaître l’attachement à un bien des personnes qui font usage d’un lieu de vie ou de travail et leur droit de décider collectivement de sa gestion.

Ce montage révèle la créativité juridique dont font preuve les acteurs, pour adapter leurs pratiques des communs avec la législation existante. Cependant, ce genre de montage amène aussi sa part d’incertitude dans sa compatibilité avec d’autres normes d’ordre fiscal ou urbanistique. 

Nous avons ensuite fait la rencontre de l’équipe des ateliers Jeanne Barret. Ce collectif d’artistes et d’architectes s’est assemblé autour d’un appel à projet pour monter un projet de centre culturel dans un ancien entrepôt, dans le quartier de Bougainville. Le lieu, mis à disposition par l’aménageur Euroméditerranée à titre provisoire, a pour ambition de devenir un espace de vie et de convivialité pour les habitant.es du quartier, et un espace de production et de création pour les membres du collectif (artistes, architectes…). Leur volonté de dialoguer avec le quartier s’est concrétisée avec la mise en place de rencontres hebdomadaires avec les habitant.es dans l’espace public pour comprendre les besoins et envies. C’est ici la stratégie de l’occupation transitoire qui a permis au collectif d’investir ce lieu consacré à la culture. 

Plus à l’Est, dans le pays de Grasse, se trouve le tiers lieu Ste Marthe, dédié à la transition écologique. Porté par la SCIC TETRIS, cet ancien couvent nous a beaucoup inspirés par son ancrage au territoire, et par la relation forte avec l’acteur public local. A la fois lieu de vie sociale, et terrain fertile pour la recherche-action sur l’écologie et les communs, le projet de TETRIS allie radicalité et mise en œuvre concrète d’une écologie sociale, à son échelle. Nous avons notamment participé au séminaire de droit sur les obligations réelles environnementales organisé fin janvier, qui a fortement nourri nos réflexions pour la suite sur de l’enquête. 

Tetris – photos Claire Annereau

Ainsi, la Région Sud nous a ouvert une nouvelle perspective sur ces communs qui trouvent une certaine indépendance vis-à-vis de la puissance publique. Inscrits dans un référentiel empruntant à l’éducation populaire et à l’auto-gestion, La Déviation et Tetris s’inscrivent en alternative radicale à notre modèle de société, interrogeant le rapport à la propriété, le statut de bénéficiaire de service public, ou encore le rapport au travail et à la rémunération. Cela nous a aussi donné à voir des approches plurielles au foncier : le lieu étant tantôt le support du commun, tantôt son objet et appréhendé comme un ancrage éphémère, transitoire ou éternel. 

 

Les Hauts de France, hybridation entre entrepreneuriat social et communs 

En février, nous avons mis le cap sur notre dernière destination : les Hauts de France, à travers les communes de Lille, Roubaix et Autrêches. Nous y avons découvert une culture des communs très ancrée dans l’écosystème économique local, et empreinte d’une certaine maturité sur la viabilité des lieux qui les portent. 

A l’Hermitage, nous avons pu observer comment les communs pouvaient émerger et prendre de l’ampleur dans les milieux ruraux. Se définissant comme un “tiers lieu rural coopératif d’innovations citoyennes », l’Hermitage porte une volonté forte d’être un acteur clé du développement territorial. Le projet cherche à offrir un terrain d’expérimentations au service des transitions écologiques et sociales, notamment par la mise en commun de leur forêt et par le développement de pratiques agricoles innovantes.

L’Hermitage – photos Aurelie Perrichon

Situé à Autrêches, dans une région à tendance conservatrice, le tiers lieu cherche à construire un lien de confiance avec la communauté de communes. Tisser un lien partenarial fort avec l’acteur public semble, pour eux, une condition sinequanone du bon développement d’un lieu créateur de communs sur le territoire.  

La rencontre avec les commoners de Lille (communauté de travailleurs parmi lesquels figurent la Compagnie des tiers lieux, Optéos, POP, Anis) a permis d’aborder la question du travail des communs, sous le prisme de l’économie collaborative. Concrètement, il s’agit d’une trentaine d’indépendants qui s’investissent sur des organisations ouvertes, des projets ouverts et des communs depuis une dizaine d’années. L’une des spécificités de cette communauté est qu’elle ne dispose pas d’un lieu mais d’un réseau de lieux de travail dont font partie la Coroutine, la Baraka ou la Maison Stéphane Hessel. Leur longue expérience et leurs réflexions sur l’économie des communs nous ont notamment amené à expérimenter le budget contributif au sein même de Juristes Embarqués, pour rétribuer les nombreuses personnes qui ont apporté leur temps et leur énergie au  projet. 

Notre dernier lieu étudié, la Baraka, se situe à Roubaix. Cette SCIC se définit comme une “fabrique de biens communs”. Restaurant mais aussi espace de travail et d’apprentissage, ce tiers lieu cherche à valoriser la création de lien social, la coopération et la contribution dans une démarche de transition écologique. Soucieuse de faire vivre une gouvernance partagée sur les ressources à sa dispositions, la Baraka est co-signataire d’une charte de co-construction de la Friche dont elle est voisine. Ce dispositif de “droit souple” fixe les orientations et grandes décisions relatives à ce terrain et offre un cadre de discussion où associations, entreprises et acteurs publics échangent sur un pied d’égalité. 

Ces trois cas d’études témoignent d’une proximité plus ou moins forte de l’entrepreneuriat social et d’un souci de pérenniser les communs par un modèle économique stable. Les acteurs que nous avons rencontrés composent avec les statuts, les formes juridiques et les conventions, développant chacun à leur manière une forme de virtuosité dans le montage hybride. Les communs que nous avons observés sont de ce fait des systèmes (de lieux, d’activités, de structures, de personnes), et c’est là toute leur force. 

 

La diversité des terrains que nous avons explorés nous a ainsi permis de brosser différentes acceptions des communs, des manières plurielles de défendre et faire vivre ces pratiques. Sans viser l’exhaustivité, nous avons eu à cœur de représenter un échantillon des problématiques juridiques qui gravitent autour des lieux créateurs de commun.  Nous vous donnons rendez-vous pour la suite du projet, pour découvrir comment ces différentes études de cas peuvent aider à imaginer de nouveaux horizons juridiques !

 

Par Claire Annereau & Louise Guillot